Attends encore un jour. Donne-toi encore une chance.
Oui, il pouvait faire ça, mais à quoi bon ? Pour se réveiller encore avec Tommy dans son lit ? Tommy avec la moitié du crâne enfoncée ? À moins que la prochaine fois, ça ne soit Deenie, qui était restée noyée dans sa baignoire pendant deux jours avant que le syndic de l’immeuble, las de cogner à la porte, utilise son passe et la trouve. Il ne pouvait pas savoir ça ; si Emil Kemmer avait été là, il l’aurait reconnu sans hésiter, et pourtant il savait. Oui, il savait. Alors, à quoi bon ?
Peut-être que cet épisode d’hyper-perception va passer. Peut-être que c’est juste une phase, l’équivalent psychique du delirium tremens . Peut-être que si je me donne encore un peu de temps…
Mais le temps varie. Ça, c’est une chose que seuls comprennent les alcooliques et les junkies. Quand t’arrives plus à dormir, quand t’as peur de regarder autour de toi par crainte de ce que tu risques de voir, alors le temps se dilate et il lui pousse des dents effilées comme des rasoirs.
« Je peux vous aider ? » lui demanda le vendeur. Et Dan sut
( saloperie de Don saloperie de truc )
que le vendeur n’était pas rassuré. Compréhensible, non ? Avec sa tête hirsute, ses cercles noirs autour des yeux et ses gestes hésitants et nerveux, l’autre devait le prendre pour un accro à la méth en train de décider si oui ou non il allait sortir son fidèle calibre du samedi soir pour exiger le contenu de la caisse.
« Non, répondit Dan. Je viens de m’apercevoir que j’ai laissé mon portefeuille à la maison. »
Il alla remettre les bouteilles vertes dans la vitrine réfrigérée. Alors qu’il la refermait, il les entendit lui susurrer gentiment, comme un copain parle à un copain: À bientôt, Danny.
16
Billy Freeman l’attendait, emmitouflé jusqu’aux sourcils. Il lui tendit un vieux bonnet de ski à pompon avec ANNISTON CYCLONES brodé sur le devant.
« C’est quoi, ces Cyclones d’Anniston ? demanda Dan.
— Anniston est à trente bornes au nord. Question football, basket-ball et base-ball, ce sont nos rivaux de toujours. Si quelqu’un te voit avec ce bonnet sur la tête, t’es bon pour te prendre une boule de neige en pleine poire, mais désolé, c’est le seul que j’aie. »
Dan coiffa le bonnet. « Eh ben, allez les Cyclones.
— C’est ça, et haut les cœurs. » Billy le regarda plus attentivement. « Ça va, Danno ?
— J’ai pas beaucoup dormi, cette nuit.
— Je comprends ça. Foutu vent, qu’est-ce qu’il a gueulé, hein ? On aurait dit mon ex-femme, quand j’essayais de la convaincre qu’un peu d’exercice le samedi soir nous ferait du bien. Prêt à attaquer ?
— Aussi prêt qu’on peut l’être.
— Bon. Alors en piste. On ne va pas chômer aujourd’hui. »
17
Sûr, c’était pas un jour à chômer mais, dès midi, le soleil était revenu et la température était remontée au-dessus des 10 degrés. À mesure que la neige fondait, Teenytown résonnait du tintement de myriades de petites cascades. Le moral de Dan remontait avec la température et il se surprit même à chanter (« Young man ! I was once in your shoes [6] Paroles de la chanson Y.M.C.A. des Village People.
! ») tout en faisant aller et venir sa souffleuse à neige dans le périmètre du petit centre commercial adjacent au jardin public. Au-dessus de sa tête, une bannière annonçant SUPER SOLDES DE PRINTEMPS À PRIX TEENYTOWN ! claquait dans une brise légère qui n’avait plus rien de commun avec le vent furieux de la nuit précédente.
Et il n’avait plus de visions.
Après le boulot, il emmena Billy au Chuck Wagon et commanda deux repas complets avec steaks. Billy proposa de payer la bière, mais Dan secoua la tête. « J’évite l’alcool en ce moment. Parce que, si je commence, je suis pas sûr de savoir où m’arrêter.
— Tu pourrais en toucher deux mots à Kingsley, lui dit Billy. L’alcool lui a valu un divorce il y a quinze ans. Il est nickel maintenant, mais sa fille refuse encore de lui parler. »
Ils burent donc du café en mangeant. Beaucoup de café.
Dan regagna sa chambre au deuxième étage d’Eliot Street, fatigué, le ventre plein de bonne bouffe chaude, et heureux d’être sobre. Il n’avait pas la télé dans sa chambre mais il lui restait la deuxième moitié de son livre de Sandford à terminer, et il s’y plongea pendant deux bonnes heures. Il gardait l’oreille aux aguets, guettant la reprise du vent, mais le vent ne se leva pas. Dan avait dans l’idée que la tempête de la nuit précédente était le dernier coup de sang de l’hiver. Ça lui convenait. Il se coucha à dix heures et s’endormit presque aussitôt. Sa visite matinale au Red Apple lui paraissait bien floue désormais, comme s’il y était allé sous l’emprise d’une fièvre délirante et que cette fièvre était maintenant passée.
18
Il s’éveilla au petit matin, pas parce que le vent soufflait mais parce qu’il avait envie de pisser comme un cheval dopé. Il se leva, se traîna jusqu’à la salle de bains et alluma la lumière près de la porte.
Le chapeau haut de forme était dans la baignoire et il était plein de sang.
« Non, dit-il. C’est un rêve. »
Un rêve double, peut-être. Ou triple. Ou même quadruple. Il y avait une chose qu’il n’avait pas dite à Emil Kemmer: qu’il redoutait de se perdre dans un labyrinthe de vies nocturnes fantômes et d’être incapable de retrouver la sortie.
Tout ce que nous voyons ou renvoyons n’est qu’un rêve dans un rêve.
Sauf que cette vision était réelle. Le chapeau aussi. Personne d’autre ne l’aurait vu, mais ça ne changeait rien. Le chapeau était réel. Il se trouvait quelque part dans le monde. Dan le savait.
Du coin de l’œil, il aperçut quelque chose d’écrit sur le miroir au-dessus du lavabo. Écrit au rouge à lèvres.
Je ne dois pas regarder.
Trop tard. Sa tête avait pivoté ; il entendit les tendons grincer dans son cou comme de vieux gonds rouillés. Et après ? Quelle importance ? Il savait ce que c’était. Mrs. Massey avait disparu, Horace Derwent avait disparu, solidement bouclés dans les coffres-forts qu’il gardait rangés tout au fond de son esprit, mais l’Overlook n’en avait pas encore terminé avec lui. Sur le miroir, écrit non pas au rouge à lèvres mais avec du sang, il y avait ce seul mot:
TROMAL
Et en dessous dans le lavabo, un petit T-shirt des Braves d’Atlanta maculé de sang.
Ça n’en finira jamais , pensa Danny. L’Overlook a brûlé et ses fantômes les plus terribles sont enfermés dans des coffres-forts, mais je ne peux pas enfermer le Don parce qu’il n’est pas juste à l’intérieur de moi, il est moi . Sans alcool pour les anesthésier au moins un peu, ces visions continueront jusqu’à me rendre fou.
Il voyait son reflet dans le miroir avec TROMAL flottant devant son visage, appliqué comme une marque au fer rouge sur son front. Ce n’était pas un rêve. Il y avait le T-shirt d’un enfant assassiné dans son lavabo et un chapeau rempli de sang dans sa baignoire. La folie guettait. Il pouvait la voir approcher dans ses grands yeux exorbités.
Et puis, comme le faisceau d’une torche dans le noir, la voix de Dick Hallorann: Fils, tu vois peut-être des choses, mais c’est comme les images dans un livre. Tu n’étais pas sans défense à l’Overlook quand tu étais petit et tu n’es pas sans défense aujourd’hui. Loin de là. Ferme les yeux, et quand tu les rouvriras, toutes ces horreurs auront disparu.
Il ferma les yeux et attendit. Il essaya de compter les secondes mais ne put aller au-delà de quatorze avant que les nombres se perdent dans le tumulte rugissant de ses pensées. Il s’attendait presque à sentir des mains — peut-être celles de la femme au chapeau — se refermer autour de sa gorge. Mais il resta debout là. De toute façon il n’avait nulle part ailleurs où aller.
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