L’aura de la machine s’infléchit brièvement d’un côté : chez les drones, c’était l’équivalent d’un haussement d’épaules.
« Si. C’est sans doute parce que notre hôte utilise comme bois de chauffe du bonise , tout spécialement mis au point par l’antique civilisation wavérienne il y a de cela des millénaires pour le parfum particulier qu’il répand en brûlant.
« Eh bien, c’est agréable, commenta Yay en se levant pour retourner à la fenêtre. (Là, elle secoua la tête.) Merde alors ! Qu’est-ce qu’il pleut dans le coin, Gurgeh !
« C’est à cause des montagnes », expliqua ce dernier.
La jeune fille jeta un regard circulaire, un sourcil levé.
« Pas possible ? » fit-elle.
Gurgeh sourit et caressa d’une main sa barbe impeccablement taillée.
« Et comment marche le paysagisme, Yay ?
« Je n’ai pas envie d’en parler. (Elle indiqua d’un mouvement de tête le déluge ininterrompu.) Tu parles d’un temps (Elle repoussa son verre.) Pas étonnant que tu vives seul, Gurgeh.
« Ah, mais la pluie n’a rien à voir là-dedans, Yay. C’est à cause de moi. Personne ne peut me supporter bien longtemps.
« Il veut dire, intervint Chamlis, qu’il ne pourrait pas supporter bien longtemps de vivre avec quelqu’un.
« Les deux me paraissent également plausibles, déclara Yay en regagnant le canapé, où elle s’assit en tailleur. (Elle se mit à manipuler un des pions posés sur l’échiquier.) Qu’as-tu pensé de la partie, Chamlis ?
« Tu as atteint les limites probables de tes possibilités techniques, mais ton flair continue de se développer. Toutefois, je doute que tu battes jamais Gurgeh.
« Dis donc ! fit Yay en simulant la fierté blessée. Je ne suis qu’une junior ; je peux encore m’améliorer. (Elle joignit le bout des doigts et émit une série de claquements de langue.) Ainsi qu’en paysagisme, m’a-t-on dit.
« Aurais-tu des problèmes ? » s’enquit Chamlis.
L’espace d’un instant, Yay fit mine de ne pas avoir entendu, puis soupira et s’allongea à nouveau sur le sofa.
« Ouais… C’est cette ordure d’Elrstrid et ce Préashipleyl, foutu drone snobinard ! Ils sont tellement… routiniers ! Ils refusent de m’écouter.
« Qu’as-tu à leur dire ?
« Que j’ai des idées ! s’exclama Yay à l’adresse du plafond. Je voudrais quelque chose de différent, de moins conservateur, pour changer. Mais je suis jeune, alors, naturellement, on ne fait pas attention à ce que je dis.
« Je les croyais satisfaits de ton travail », insista Chamlis.
Le dos calé contre le dossier de son canapé, Gurgeh regardait Yay sans rien dire tout en faisant tourner sa boisson dans son verre.
« Oh, ils veulent bien me laisser les petits travaux sans difficulté, répondit Yay d’une voix soudain empreinte de lassitude. Lever une ou deux chaînes de montagnes, creuser deux ou trois lacs… Mais ce dont je parle, moi, c’est du plan d’ensemble, de la démarche radicale. Tout ce que nous faisons ici, c’est construire une nouvelle Plate-forme semblable à sa voisine. Il y en a déjà un million, disséminées dans toute la galaxie. Quel intérêt ?
« C’est peut-être pour que des gens puissent y vivre, suggéra Chamlis en teintant son champ de rose.
« Mais les gens peuvent vivre n’importe où ! rétorqua Yay en se redressant pour fixer le drone de ses vives prunelles vertes. On ne manque pas de Plates-formes ; c’est d’art que je parle, moi !
« À quoi pensais-tu en particulier ? s’enquit Gurgeh.
« Que dirais-tu de champs magnétiques sous-jacents, avec des îles magnétisées qui flotteraient sur les océans ? Il n’y aurait pas de continents au sens courant du terme ; seulement de gros tas de rocs itinérants dotés chacun de rivières, de lacs et de végétation, avec par-dessus le marché quelques habitants intrépides. Tu ne trouves pas ça plus excitant, toi ?
« Plus excitant que quoi ? demanda Gurgeh.
« Mais que tout ça ! (Yay Méristinoux bondit sur ses pieds et se dirigea vers la fenêtre, dont elle tapota le carreau ancien.) Regarde-moi ça ! On se croirait sur une planète. Des mers, des collines, de la pluie. Tu ne préférerais pas vivre sur une île flottante, naviguer dans l’air au-dessus de l’eau ?
« Oui, mais si les îles entrent en collision ? s’enquit Chamlis.
« Et alors ? (Yay fit volte-face et regarda l’homme et la machine. Dehors, il faisait de plus en plus sombre ; les lumières de la pièce s’accentuaient progressivement. Elle haussa les épaules.) Bref ! on peut les en empêcher. Mais… tu ne trouves pas cette idée superbe ? Pourquoi me laisser arrêter par une vieille bonne femme et une machine ?
« Ma foi, répondit Chamlis, je connais Préashipleyl. S’il avait trouvé ton idée bonne, il ne l’aurait pas négligée ; ce drone a beaucoup d’expérience, et…
« Ouais ! coupa Yay. Trop d’expérience.
« Voilà qui est impossible, jeune fille », protesta le drone.
Yay Méristinoux prit une profonde inspiration et parut sur le point de répliquer, mais se contenta finalement d’écarter largement les bras avant de les laisser retomber le long de son corps ; elle leva les yeux au ciel et se retourna vers la fenêtre.
« On verra ce qu’on verra », conclut-elle.
L’après-midi finissant, qui jusque-là allait en s’assombrissant, fut brusquement illuminé, de l’autre côté du fjord, par un vif rayon de soleil filtrant à travers les nuages et la pluie calmée. La pièce s’emplit peu à peu d’une luminosité aqueuse, et les lumières de la maison déclinèrent à nouveau. Le vent agitait les cimes des arbres dégouttants.
« Ah ! lança Yay en s’étirant de tout son long en repliant les bras. Pas de raison de s’en faire. (Elle scruta le paysage d’un œil critique.) Tant pis ! Moi, je vais courir un peu, annonça-t-elle. (Sur ces mots, elle se dirigea vers la porte d’angle, enleva une botte, puis l’autre, jeta son gilet sur le dossier d’une chaise et entreprit de déboutonner son chemisier.) Vous verrez, fit-elle en agitant un doigt à l’adresse de Gurgeh et Chamlis. L’heure des îles flottantes a sonné. »
Chamlis s’abstint de répondre. Gurgeh affichait un air sceptique. Yay s’en fut.
Chamlis alla à la fenêtre et regarda la jeune fille – qui n’était plus vêtue que d’un short – dévaler le sentier qui partait de la maison et descendait entre pelouses et bosquets. Elle fit un unique signe de la main sans regarder en arrière et s’enfonça dans les bois. Chamlis répondit en faisant clignoter son champ, tout en sachant très bien qu’elle ne pouvait pas le voir.
« Jolie fille, fit-il.
« À côté d’elle, je me sens bien vieux, répondit Gurgeh en se rasseyant sur le canapé.
« Ah, je t’en prie ! Ne commence pas à t’apitoyer sur ton sort », répliqua Chamlis en s’éloignant de la fenêtre.
L’homme reporta son regard sur la pierre d’âtre.
« En ce moment, tout me paraît… gris, Chamlis. Je commence à trouver que je me répète, que même les jeux nouveaux ne sont en somme que d’anciennes formules travesties, et que de toute manière le jeu n’en vaut pas la chandelle.
« Gurgeh », énonça d’un ton neutre Chamlis.
Le drone fit une chose qu’on le voyait rarement faire : il se posa physiquement sur le canapé, le laissant supporter son poids.
« Décide-toi, reprit-il. Sommes-nous en train de parler des jeux ou bien de la vie en général ? »
Gurgeh rejeta en arrière sa tête envahie de boucles noires et éclata de rire.
« Jusqu’à présent, poursuivit Chamlis, les jeux ont été toute ta vie. Si l’intérêt qu’ils présentent pour toi se met à faiblir, je comprends que tu ne trouves ton bonheur nulle part ailleurs.
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