— Pourquoi cela ? demanda Trevize, curieux.
— Parce que vous n’auriez pas été capables de supporter la conversion, eût-elle même été fort partielle. Vous étiez nos hôtes, pour ainsi dire conduits à venir sur notre monde, et nous avions le devoir de vous protéger du danger, même au prix de la perte d’infimes fragments de Gaïa. C’est un prix que nous étions disposés à payer mais ce fut sans joie.
— Nous le regrettons, dit Trevize, mais êtes-vous sûre que de la nourriture non gaïenne, sous certaines formes du moins, ne risque pas, également, de vous faire du mal ?
— Non, répondit Joie. Ce qui est comestible pour vous devrait l’être pour moi. Je n’ai que le problème supplémentaire de la métabolisation de cette nourriture au sein de Gaïa en même temps que dans mes propres tissus. Cela représente une barrière psychologique qui gâche quelque peu mon plaisir et m’oblige à manger lentement mais que je finirai bien par vaincre.
— Et les risques d’infection ? piailla Pelorat, non sans inquiétude. Je n’arrive pas à comprendre comment on n’y a pas songé plus tôt. Joie ! Toute planète sur laquelle vous vous posez est susceptible d’abriter des micro-organismes contre lesquels vous n’avez aucune défense, d’où le risque pour vous de mourir de quelque banale maladie infectieuse. Trevize, nous devons faire demi-tour !
— Pas de panique, Pel chou, rétorqua Joie, tout sourire. Les micro-organismes également sont assimilés en Gaïa lorsqu’ils font partie de ma nourriture ou lorsqu’ils pénètrent dans mon corps de quelque autre manière. Qu’ils semblent présenter une menace et ils seront assimilés d’autant plus rapidement, et une fois devenus Gaïa, ils ne seront plus du tout dangereux. »
Le repas s’achevait et Pelorat sirotait son mélange chaud de jus de fruits épicés. « Sapristi, fit-il en se léchant les lèvres, je crois bien qu’il est encore temps de changer de sujet. Il semblerait que mon unique occupation à bord soit de sauter du coq à l’âne. Pourquoi donc ?
— Parce que, répondit Trevize, solennel, Joie et moi nous raccrochons à tous les sujets possibles, jusqu’au bout s’il le faut. Nous comptons sur vous, Janov, pour préserver notre santé mentale. Quel nouveau sujet voulez-vous donc aborder, mon bon ami ?
— J’ai parcouru mes textes de référence sur Comporellon. Il se trouve que tout le secteur dont fait partie cette planète est riche en légendes antiques. Sa colonisation remonte très loin, au premier millénaire du voyage hyperspatial. Les Comporelliens évoquent même un fondateur légendaire du nom de Benbally, disant qu’à l’origine leur planète s’appelait le Monde de Benbally.
— Et qu’y aurait-il de vrai dans tout cela, Janov, selon vous ?
— Un noyau de vérité, peut-être, mais qui peut savoir lequel ?
— Je n’ai jamais entendu parler d’un nommé Benbally dans l’histoire réelle. Et vous ?
— Moi non plus, mais vous savez que vers la fin de l’ère impériale on a assisté à un effacement délibéré de l’histoire préimpériale. Dans l’agitation des derniers siècles de l’Empire, les empereurs étaient anxieux de réduire le patriotisme local car ils considéraient, à juste titre, son influence comme désintégratrice. Dans presque tous les secteurs de la Galaxie, par conséquent, l’histoire authentique, avec des archives complètes et une chronologie précise, ne commence qu’à l’époque où l’influence de Trantor s’est fait sentir et où le secteur en question s’est allié à l’Empire ou bien lui a été annexé.
— Je n’aurais pas cru que l’histoire fût si aisée à effacer, remarqua Trevize.
— Par bien des côtés ça n’a rien de facile, reconnut Pelorat, mais un gouvernement puissant et décidé peut l’affaiblir dans de grandes proportions. Et si elle l’est suffisamment, l’histoire antique finit par reposer sur des matériaux épars et tend à dégénérer en contes folkloriques. Invariablement, de tels récits folkloriques s’emplissent d’exagérations et finissent par présenter le secteur comme plus ancien et plus puissant qu’il ne l’a vraisemblablement été dans les faits. Et qu’importe alors la stupidité d’une légende en particulier, voire même son impossibilité ; y croire devient pour les autochtones une affaire de patriotisme. Je puis vous montrer des contes de tous les coins de la Galaxie d’après lesquels la colonisation originelle a eu lieu depuis la Terre elle-même, bien que ce nom soit rarement celui donné à la planète mère.
— Comment l’appellent-ils ?
— Par toutes sortes de noms. Ils l’appellent parfois l’Unique, et parfois l’Aînée. Ou bien ils l’appellent le Monde luné, ce qui, d’après certaines autorités, serait une référence à son satellite géant. D’autres prétendent que cela veut dire le Monde perdu et que “ luné ” serait une déformation “ d’éloigné ”, au sens prégalactique de “ perdu ”, “ d’abandonné ”. »
Trevize intervint en douceur : « Janov, stop ! Ou vous ne vous arrêterez plus entre vos autorités et contre-autorités. Ces légendes sont répandues partout, dites-vous ?
— Oh ! oui, mon bon. Absolument. Vous n’avez qu’à les parcourir pour entrevoir cette humaine habitude de broder sur une vague coquille de vérité en y rajoutant couche après couche de jolis mensonges, à la manière dont les huîtres de Rhampora fabriquent des perles autour d’un grain de poussière. Je suis tombé précisément sur cette métaphore un jour que…
— Janov ! Arrêtez, encore une fois ? Mais dites-moi, y a-t-il dans les légendes de Comporellon quelque chose de différent des autres ?
— Oh ! » Et Pelorat regarda Trevize quelques instants, bouche bée. « De différent ? Eh bien, elles prétendent que la Terre est relativement proche et ceci est inhabituel. Sur la plupart des mondes qui parlent de la Terre, quel que soit le nom choisi pour la nommer, on note une tendance à rester vague quant à sa localisation – soit elle est située indéfiniment loin, soit rejetée dans quelque contrée imaginaire.
— Oui, dit Trevize, tout comme quelqu’un sur Seychelle nous avait dit que Gaïa était située dans l’hyperespace. » Joie rit à cette remarque. Trevize lui jeta un bref regard. « C’est vrai. C’est ce qu’on nous a dit.
— Ce n’est pas que je ne vous croie pas. C’est amusant, c’est tout. Bien entendu, c’est ce que nous voulons leur laisser croire. Ce qu’on demande simplement, c’est qu’on nous laisse tranquilles pour l’instant, et où serions-nous plus tranquilles et en sécurité que dans l’hyperespace ? Si nous n’y sommes pas vraiment, c’est tout comme, pour peu que les gens le croient.
— Oui, dit Trevize sèchement, et de la même manière quelque chose pousse les gens à croire que la Terre n’existe pas, ou qu’elle est très loin, ou pourvue d’une croûte radioactive.
— A l’exception des Comporelliens, remarqua Pelorat, qui la croient située relativement près d’eux.
— Mais néanmoins pourvue d’une croûte radioactive. D’une manière ou d’une autre, tous les peuples dotés d’une légende sur la Terre considèrent celle-ci comme inaccessible.
— C’est plus ou moins exact, admit Pelorat.
— Bien des gens sur Seychelle croyaient Gaïa proche ; certains avaient même identifié correctement son étoile ; et néanmoins, tous la considéraient comme inaccessible. Il se pourrait que certains Comporelliens soutiennent que la Terre est une planète radioactive et morte, mais soient capables d’identifier son étoile. Dans ce cas, nous l’approcherons, qu’ils la considèrent ou non comme inaccessible. C’est exactement ce que nous avons fait avec Gaïa.
— Gaïa était disposée à vous recevoir, Trevize, remarqua Joie. Vous étiez impuissants entre nos mains, même si nous n’avons jamais songé à vous faire du mal. Imaginez en revanche que la Terre elle aussi ait ce pouvoir, mais ne soit pas bienveillante. Qu’arrivera-t-il ?
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