— Golan, si nous sommes réellement des amis…
— Je vous promets de ne rien faire qui chagrine Joie ; du moins, dans la mesure du possible.
— Il s’agit à présent d’autre chose. Vous me dissimulez votre destination, comme si vous ne me faisiez pas confiance. Où allons-nous ? Tendriez-vous à croire que vous savez où se trouve la Terre ? »
Trevize leva les yeux, haussa les sourcils. « Je suis désolé. J’ai gardé pour moi mon secret, pas vrai ?
— Oui, mais pourquoi ?
— Pourquoi, en effet. Je me demande, mon ami, si Joie n’en est pas la cause.
— Joie ? Serait-ce parce que vous ne voulez pas qu’elle le sache ? Franchement, vieux compagnon, on peut lui faire une totale confiance.
— Ce n’est pas cela. A quoi bon lui faire ou non confiance ? Je la soupçonne de pouvoir m’extirper de l’esprit tous les secrets qu’elle voudra. Non, je crois avoir une raison plus puérile. J’ai l’impression que vous ne faites attention qu’à elle et que je n’existe plus. »
Pelorat eut l’air horrifié. « Mais ce n’est pas vrai, Golan.
— Je sais, mais j’essaie d’analyser mes propres sentiments. Là, vous êtes venu me voir uniquement à cause de vos craintes pour notre amitié et, à y réfléchir, j’ai comme l’impression d’avoir ressenti les mêmes craintes. Sans avoir ouvertement voulu l’admettre, je crois bien avoir eu l’impression que Joie nous a séparés. Et si je râle ainsi et vous dissimule certaines choses avec mauvaise humeur, c’est peut-être simplement pour chercher à rétablir l’équilibre. Puéril, je suppose.
— Golan !
— J’ai dit que c’était puéril, n’est-ce pas ? Mais quel individu n’est pas puéril de temps à autre ? Quoi qu’il en soit, nous sommes bel et bien amis. C’est une affaire entendue et par conséquent je ne vais pas m’amuser plus avant à de tels jeux. Nous nous dirigeons vers Comporellon.
— Comporellon ? » dit Pelorat, décontenancé.
« Vous vous souvenez certainement de mon ami le traître, Munn Li Compor. Nous avions fait tous les trois connaissance sur Seychelle. »
Le visage de Pelorat s’illumina visiblement. « Bien sûr que je me souviens. Comporellon était le monde de ses ancêtres.
— S’il a dit vrai. Je ne crois pas obligatoirement tout ce que raconte Compor. Mais Comporellon est un monde connu et Compor disait que ses habitants connaissaient la Terre. Eh bien, dans ce cas, nous allons en juger par nous-mêmes. Il se peut que ça ne débouche sur rien mais c’est le seul point de départ dont nous disposions. »
Pelorat se racla la gorge, l’air dubitatif. « Oh ! mon cher ami, en êtes-vous sûr ?
— Il n’y a pas matière à être sûr ou pas sûr. Nous avons un unique point de départ et, si faible soit cet indice, nous n’avons d’autre choix que de le suivre.
— Oui, mais si nous agissons sur la base de ce que nous a raconté Compor, peut-être devrions-nous dans ce cas considérer l’ensemble de ce qu’il nous a raconté. Je crois me souvenir qu’il nous a dit, avec la plus grande insistance, que la Terre n’existait pas en tant que planète vivante – que sa surface était radioactive et qu’elle était totalement dénuée de vie. Et s’il en est ainsi, alors nous allons sur Comporellon pour rien. »
Tous trois déjeunaient dans la salle à manger, qui se trouvait par le fait littéralement bondée.
« Tout ceci est délicieux », dit Pelorat avec une intense satisfaction. « Cela fait-il partie de notre approvisionnement initial de Terminus ?
— Non, pas du tout, dit Trevize. On l’a épuisé depuis belle lurette. Non, cela fait partie des vivres que nous avons achetés sur Seychelle, avant de prendre le cap de Gaïa. Inhabituel, n’est-ce pas ? Ce sont diverses variétés de fruits de mer, mais en plutôt croquant. Quant à ce produit… j’avais l’impression que c’était du chou lorsque je l’ai acheté mais ça n’en a pas du tout le goût. »
Joie écoutait mais ne dit rien. Elle chipotait dans son assiette.
Pelorat lui dit avec douceur : « Il faut manger, chérie.
— Je sais, Pel, et je mange. »
Trevize intervint, cachant mal un rien d’impatience : « Nous avons de la nourriture gaïenne, Joie.
— Je sais, dit celle-ci, mais j’aime mieux la conserver. Nous ne savons pas combien de temps nous serons dans l’espace et puis il faudra bien que je m’habitue à manger de la nourriture d’Isolat.
— Est-ce donc si mauvais ? Ou bien Gaïa ne doit-elle que manger Gaïa ? »
Joie soupira. « A vrai dire, nous avons un dicton : “ Quand Gaïa mange Gaïa, rien n’est perdu ni gagné ”. Ce n’est rien de plus qu’un transfert de conscience du bas en haut de l’échelle. Quoi que je mange sur Gaïa, c’est Gaïa, et quand la plus grande partie en est métabolisée et devient moi-même, c’est encore et toujours Gaïa. En fait, par l’acte même de manger, une partie de ce que je mange a une chance de participer à une intensité de conscience plus élevée, tandis que, bien entendu, d’autres portions sont transformées en déchets sous l’une ou l’autre forme et par conséquent s’enfoncent au bas de l’échelle de la conscience. »
Elle prit une grosse bouchée, la mâcha avec vigueur durant quelques secondes, déglutit puis reprit : « Tout cela représente une vaste circulation. Les plantes croissent et sont mangées par des animaux. Les animaux mangent et sont mangés. Tout organisme qui meurt est incorporé dans les cellules des moisissures, des bactéries et ainsi de suite… encore et toujours Gaïa. Dans cette vaste circulation de la conscience, même la matière non organique a sa place, et tout ce qui circule a périodiquement sa chance de participer à des niveaux de conscience élevés.
— On pourrait dire la même chose de n’importe quelle planète, remarqua Trevize. Chaque atonie en moi a une longue histoire durant laquelle il peut avoir fait partie de quantité d’êtres vivants, y compris des humains, et durant laquelle il peut également avoir passé de longues périodes comme élément de l’océan, ou dans un bloc de charbon, ou dans un rocher, ou bien encore dans le vent qui nous souffle dessus.
— Sur Gaïa, toutefois, observa Joie, tous les atomes font également en permanence partie intégrante d’un niveau de conscience planétaire plus élevé dont vous ne pouvez rien savoir.
— Eh bien, s’enquit Trevize, qu’arrive-t-il dans ce cas à ces légumes de Seychelle que vous êtes en train de manger ? Deviennent-ils partie intégrante de Gaïa ?
— Absolument, mais de manière assez lente. Et les déchets que j’excrète cessent tout aussi lentement de faire partie de Gaïa. Après tout, les matières que j’élimine sont totalement privées de tout contact avec Gaïa. Leur manque même ce contact hyperspatial moins direct que je suis moi-même capable de maintenir, grâce à mon niveau élevé d’intensité consciente. C’est ce contact hyperspatial qui permet à la nourriture non gaïenne de s’intégrer à Gaïa – lentement – lorsque je la mange.
— Et la nourriture gaïenne de nos réserves ? Va-t-elle lentement devenir non gaïenne ? Si c’est le cas, vous auriez intérêt à la manger tant que vous pouvez.
— Inutile de s’inquiéter à ce sujet, dit Joie. Nos réserves de vivres gaïennes ont été traitées de façon à demeurer partie intégrante de Gaïa sur une longue période. »
Pelorat intervint soudain : « Mais qu’arrivera-t-il si c’est nous qui mangeons la nourriture gaïenne ? Et tant qu’on y est, que nous est-il arrivé lorsque nous avons mangé cette nourriture durant notre séjour sur Gaïa ? Nous transformons-nous lentement en Gaïa, nous aussi ? »
Joie hocha la tête et une expression étrangement troublée s’inscrivit sur ses traits. « Non, ce que vous avez pu manger est perdu pour nous. Du moins, les portions qu’ont métabolisées vos tissus. Ce que vous avez excrété est demeuré Gaïa ou le deviendra très lentement, de sorte qu’en fin de compte l’équilibre était maintenu, mais de nombreux atomes de Gaïa sont devenus non Gaïa par suite de votre visite chez nous.
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