— Mais John Boone n’a jamais dit ça, déclara Jackie.
Elle passait une bonne partie de ses soirées à explorer les données de l’IA de John Boone. Elle sortit le boîtier de sa poche, chercha rapidement le passage qu’elle voulait citer, et une voix amicale résonna :
— Mars ne sera jamais en sécurité aussi longtemps que la Terre ne le sera pas.
Coyote eut un rire rauque.
— Oui, John Boone était comme ça. C’est vrai, non ?… Mais tu remarqueras qu’il est mort, alors que je suis toujours là.
— Mais tout le monde peut se cacher, insista Jackie d’un ton appuyé. John Boone, lui, est resté debout, bien en vue. C’est pour ça que je suis boonéenne.
— Tu es à la fois une Boone et une Boonéenne ! lança Coyote pour la taquiner. Et l’algèbre boonéen n’a jamais marché. Mais est-ce que tu sais, ma fille, qu’il faudrait que tu comprennes un peu mieux ton grand-père si tu désires être une vraie Boonéenne ? Ça ne suffit pas de faire entrer John Boone dans un dogme et de coller à ses convictions. Je connais bien d’autres soi-disant Boonéens un peu partout. Ils me font rire quand ils ne me font pas écumer de rage. Parce que si John Boone devait te rencontrer, là, maintenant, et te parler pendant une heure, rien qu’une heure, à la fin, il serait jackie-iste. Et ce serait la même chose avec Dao : il deviendrait daoïste, pour ne pas dire maoïste… Il était comme ça. Et c’était une bonne chose, vois-tu, parce qu’il remettait à chacun sa part de responsabilité dans la réflexion. Il nous forçait à contribuer, parce que sans nous Boone ne pouvait opérer. Son propos, ça n’était pas « tout le monde peut le faire », mais « tout le monde devrait le faire ».
— Y compris tous les habitants de la Terre, rétorqua Jackie.
— Hé, on arrête là ! Chère enfant, pourquoi tu ne laisses pas tomber tous ces garçons pour m’épouser tout de suite ? Mes baisers ont la force de ces pompes à vide, tu sais. Viens…
Il agita le tuyau, Jackie le repoussa d’un geste vif et se mit à courir, rien que pour le plaisir de la poursuite. Elle était la plus rapide à la course de tout Zygote. Même Nirgal ne parvenait pas à la battre. Toute la classe se mit à rire quand Coyote s’élança derrière elle. Il était plutôt rapide pour un ancien. Et il ne cessait de grogner et de souffler, jusqu’à l’instant où il se laissa tomber en gémissant :
— Oh, ma pauvre jambe ! Je te le ferai payer ! Vous êtes tous une bande de jaloux, les garçons. Vous ne voulez pas que je vous enlève votre petite préférée ! Stop !
Ce genre de plaisanterie dérangeait Nirgal autant qu’Hiroko. Elle dit à Coyote d’arrêter son numéro, mais il se contenta de rire plus fort encore en la défiant.
— C’est toi qui as fui, c’est toi qui t’es monté ce petit camp d’inceste. Qu’est-ce que tu comptes faire ? Les châtrer tous ? (L’expression d’Hiroko se fit plus sombre encore.) Tu vas bientôt être obligée de vendre ton élevage, tu sais. Il se pourrait bien que j’en prenne quelques-uns.
Hiroko le chassa et, peu après, il repartit.
Pour la classe suivante, Hiroko les emmena tous aux bains et ils s’assirent dans le bassin, dans l’eau fumante, pendant qu’elle leur parlait. Nirgal se trouvait à côté du corps nu et gracile de Jackie qu’il connaissait si bien, dont il avait suivi les transformations spectaculaires, et il était incapable de la regarder.
Sa vieille mère, aussi nue qu’eux tous, commença :
— Vous savez comment fonctionne la génétique, je vous l’ai appris moi-même. Et vous savez que nombreux sont ceux, parmi vous, qui sont demi-frères et demi-sœurs, oncles, nièces et ainsi de suite. Je suis la mère ou la grand-mère de beaucoup d’entre vous, et, par conséquent, vous ne devriez pas avoir d’enfants entre vous. C’est comme ça : c’est une simple loi génétique.
Elle leva la main, paume en l’air, comme pour dire : « Ceci est un seul corps. »
— Mais toutes les choses vivantes sont emplies de la viriditas , la force verte, celle qui se propage vers l’extérieur. Ainsi, il est normal que vous vous aimiez entre vous, surtout maintenant que vos corps bourgeonnent. Il n’y a pas de mal à cela, quoi qu’en dise Coyote. Et la plupart du temps, il ne fait que plaisanter. Mais il a raison sur un point précis : bientôt, vous allez rencontrer bien d’autres garçons et filles de votre âge, qui deviendront vos partenaires et vos compagnons, qui seront plus proches de vous que les autres membres de votre tribu, que vous connaissez tous trop bien pour vraiment les aimer comme on aime un autre. Ici, nous sommes autant d’éléments d’un moi, et l’amour vrai va toujours vers l’autre.
Nirgal ne quittait pas sa mère des yeux, le regard fixe. Pourtant, il sut exactement à quelle seconde Jackie avait serré les jambes : il avait perçu le changement de température infime dans l’eau qui clapotait autour d’eux. Et il eut le sentiment qu’il y avait quelque chose d’inexact dans ce que venait de dire sa mère. Bien qu’il connût le corps de Jackie, elle restait à bien des égards aussi lointaine qu’une étoile dans le ciel, aussi fixe, lumineuse et fascinante. Elle était la reine de leur petit groupe ; même s’il avait étudié ses sautes d’humeur toute sa vie, elle pouvait l’écraser d’un seul regard, ce qu’elle faisait souvent. Elle était aussi étrangère qu’il pouvait le concevoir. Et il l’aimait, il le savait. Mais elle ne répondait pas à son amour, pas de la même manière, en tout cas. Pas plus qu’elle n’aimait réellement Dao, se dit-il. Plus vraiment. Ce qui était un petit réconfort. Elle n’avait d’yeux que pour Peter, et lui aussi la regardait. Mais il était absent la plupart du temps. Ainsi donc, elle n’aimait personne dans tout Zygote aussi fort que Nirgal l’aimait. Elle était peut-être ainsi qu’Hiroko l’avait dit. Et Dao comme Nirgal lui étaient sans doute trop familiers. Ils étaient tous frères et sœurs, quel que soit l’arrangement des gènes.
* * *
Un jour, le ciel tomba vraiment. Toute la partie supérieure de la feuille de glace se détacha du CO 2, s’effondra dans les mailles de la structure avant de pleuvoir sur le lac, la plage et les dunes alentour. Heureusement, l’événement se produisit tôt le matin, alors qu’il n’y avait encore personne à l’extérieur mais, dans le village, les premiers craquements et les premiers chocs ressemblèrent à des explosions. Tous, ils coururent jusqu’aux fenêtres pour assister à la chute : les plaques de glace géantes tombaient comme des bombes ou tournoyaient comme de grands plateaux. Bientôt, toute la surface du lac éclata et l’eau et la glace aspergèrent les dunes. Tous les gens de Zygote se ruaient hors de leurs chambres et, dans le fracas et la panique, Hiroko et Maya rassemblèrent les gamins dans l’école, qui disposait d’un système d’aération autonome. Après quelques minutes, quand il apparut que le dôme allait résister, Peter, Michel et Nadia sortirent en contournant les débris, en sautant par-dessus les plaques brisées, et se ruèrent vers le Rickover pour s’assurer de son état. S’il avait été atteint, c’était pour eux une mission mortelle, et le danger, ensuite, les menacerait tous. Depuis la fenêtre de l’école, Nirgal pouvait voir l’autre rive du lac, encombrée d’icebergs. Des mouettes tournaient dans l’air dans un grand tumulte de piaillements. Les trois silhouettes suivaient maintenant l’étroit sentier qui accédait au Rickover, et elles disparurent bientôt à l’intérieur. Jackie, effrayée, se mordait les phalanges. Très vite, ils reçurent un appel : tout allait bien. La structure en treillis installée au-dessus du réacteur avait parfaitement résisté au poids de la glace.
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