Pour l’heure, tout au moins, ils étaient sains et saufs. Mais, les deux jours suivants, tandis que le malaise s’installait dans Zygote, une enquête sur les causes de la chute de glace leur révéla que l’ensemble de la masse de glace sèche de la calotte s’était sensiblement affaissé, faisant ainsi craquer la couche de glace d’eau qui avait alors déchiré la couverture. Apparemment, la sublimation à la surface de la calotte s’accélérait selon une courbe spectaculaire.
Dans la semaine, les icebergs fondirent à la surface du lac, mais les plaques de glace dispersées dans les dunes restèrent là. Elles ne fondaient que très lentement. Les plus jeunes étaient désormais interdits de plage, vu l’instabilité évidente du reste de la couche de glace.
La dixième nuit suivant l’effondrement de la voûte, toute la population du village se rassembla dans le grand réfectoire : ils étaient deux cents. Nirgal les observa. Ils étaient sa petite tribu. Les sansei semblaient effrayés, les nisei méfiants et les issei abasourdis. Les plus anciens vivaient à Zygote depuis quatorze années martiennes, et ils avaient du mal à se souvenir d’avoir vécu différemment. Quant aux enfants, ils n’avaient réellement jamais rien connu d’autre.
Il était inutile de dire qu’ils ne comptaient pas céder devant le monde de la surface. Pourtant, le dôme devenait instable, et ils constituaient une colonie bien trop importante pour demander asile aux autres refuges cachés. La solution était de se séparer en plusieurs groupes, mais elle n’avait rien de réjouissant.
Il fallut une heure de débats pour exposer tout cela.
— Nous pourrions essayer Vishniac, dit Michel. C’est grand, et ils seraient heureux de nous accueillir.
Mais c’était le refuge des Bogdanovistes, pas le leur. C’était du moins ce qu’on lisait clairement sur les visages des anciens. Et soudain, Nirgal songea que c’étaient eux qui avaient le plus peur.
— On pourrait reculer plus loin dans la glace, dit-il.
Tous les regards se tournèrent vers lui.
— Tu veux dire : creuser un autre dôme ? demanda Hiroko.
Il haussa les épaules. Maintenant qu’il avait exprimé son idée, il réalisait qu’elle lui déplaisait.
Nadia intervint :
— Plus en arrière, la glace est plus épaisse. Et il s’écoulera pas mal de temps avant que la sublimation nous cause des ennuis. À ce moment-là, tout aura changé.
Le silence persista un instant, puis Hiroko acquiesça :
— C’est une bonne idée. Nous pourrons tenir ici jusqu’à faire fondre un autre dôme, et déménager dès que l’espace sera disponible. Ce qui ne devrait prendre que quelques mois.
— Shikata ga nai [19] C’est la vie. (N.d.T.)
fit Maya, sardonique.
Bien sûr, ils avaient d’autres options. Mais elle semblait satisfaite devant la perspective d’un nouveau projet d’envergure, de même que Nadia. Et tous les autres avaient l’air soulagés à l’idée d’une solution qui leur permettrait de continuer à vivre ensemble. À couvert. Les issei, constata Nirgal, avaient très peur de mourir de froid. Il s’assit et réfléchit. Il repensait brusquement aux cités ouvertes qu’il avait visitées en compagnie de Coyote.
Ils creusèrent un nouveau tunnel jusqu’au hangar avec des lances à vapeur alimentées par le Rickover, puis un autre sous la calotte, jusqu’à trois cents mètres de profondeur sous la glace.
Là, ils commencèrent à sublimer une nouvelle caverne en dôme et un lit pour un nouveau lac. L’essentiel du CO 2était récupéré, réfrigéré à la température externe, puis libéré. Ce qui subsistait était transformé en carbone et en oxygène avant d’être stocké.
Tandis que les travaux d’excavation se poursuivaient, ils creusèrent autour des racines courantes des grands bambous des neiges, les dégagèrent du sol en cantilever et les transportèrent sur les plus gros camions jusqu’à la nouvelle caverne dans une longue traînée de feuilles. Le bulldozer robot et tous les camions circulèrent jour et nuit, pour charger le sable des vieilles dunes et le transporter jusqu’au nouveau site. La biomasse était trop riche pour qu’ils l’abandonnent. Et puis, Simon en faisait partie. Ils étaient pour l’essentiel occupés à transférer tout ce qui se trouvait dans la coquille de Zygote. Et, quand ils eurent terminé, l’ancienne caverne ne fut plus qu’une bulle vide enfouie sous la calotte polaire, avec de la glace sablonneuse au-dessus, du sable glaciaire au-dessous, et une atmosphère martienne ambiante de 170 millibars essentiellement composée de CO 2à 240 kelvins. Un poison ténu.
Un jour, Nirgal accompagna Peter jusqu’à l’ancien site. Il fut troublé de retrouver son ancienne demeure réduite à une coquille vide, couverte de glace craquelée, de sable, avec les trous des racines comme autant d’affreuses blessures béantes. Et le lac à nu, vidé de ses algues. Tout cela lui parut petit, mesquin, ravagé comme l’antre d’un animal attaqué. Ils étaient des taupes dans leur trou, avait dit Coyote. Et les vautours tournaient toujours là-haut.
— On s’en va, dit Peter, avec un accent de tristesse.
Et ils redescendirent ensemble le tunnel faiblement éclairé qui conduisait au nouveau dôme, sur la chaussée de béton coulée par Nadia, à présent marquée par les traces des chenilles.
Ils installèrent le nouveau dôme selon un plan différent du premier. Le village serait à l’écart du sas du tunnel, proche d’un autre tunnel de sortie qui courait plus avant sous la glace, jusqu’à une issue située sur les hauteurs de Chasma Australe. Les serres furent implantées plus près des lumières du périmètre. Les crêtes des dunes étaient plus hautes qu’avant, et l’équipement météo fut redisposé à immédiate proximité du Rickover. Ils étaient tellement occupés, jour après jour, par la construction du nouveau refuge qu’ils n’avaient même pas le temps de réfléchir au changement. Les classes du matin avaient été suspendues depuis la chute de glace, et les enfants s’étaient constitués en une sorte d’équipe tournante que l’on assignait à différentes tâches d’appoint.
Nirgal, la plupart du temps, était heureux. Mais un matin, en quittant l’école, il vit le réfectoire et, plutôt que les grandes pousses de bambous du Croissant de la Crèche, cette vision le figea sur place. Le monde qu’il avait connu, son univers de tous les jours, s’était envolé. Il avait disparu. C’était ça, le travail du temps.
Ce fut un choc intérieur, et il sentit les larmes lui piquer les yeux. Il passa le restant de la journée distant, abasourdi, comme s’il vivait à côté de lui-même, observant tout sans émotion, comme dans les heures qui avaient suivi la mort de Simon, exilé dans le monde blanc, à moins d’un pas du monde vert. Rien n’indiquait qu’il sortirait un jour d’une telle mélancolie. Comment savoir ? Les jours de l’enfance avaient disparu, les jours de Zygote, et jamais ils ne reviendraient, de même que ce jour passerait, de même que ce dôme, lentement, se sublimerait lui aussi et se fracasserait. Rien ne durait. Qu’est-ce qui importait donc ? Durant des heures, cette question revenait le hanter, et plus rien n’avait de couleur ni de saveur. Et lorsque Hiroko s’aperçut enfin de son air absent et l’interrogea, il lui répondit tout net. C’était l’avantage avec Hiroko : on pouvait lui poser toutes les questions, y compris les plus fondamentales.
— Hiroko, pourquoi on fait tout ça ? Puisque tout devient blanc de toute façon ?…
Elle le fixa en penchant la tête à la façon d’un oiseau. Il crut lire toute l’affection qu’elle éprouvait pour lui dans ce simple mouvement, mais sans en être sûr. Les mois passaient et il sentait qu’il la comprenait de moins en moins.
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