Alors ?
Alors, c’était le passé. Là, et pas là. Toute sa vie. Si rien n’était réel que ce moment, un instant de Planck après l’autre, une membrane incroyablement fine de devenir entre le passé et le futur – sa vie –, qu’était donc cette infime chose dépourvue de passé ou d’avenir tangible ? Une brume de couleur. Un brin de pensée perdu dans le fait de penser. La réalité si ténue, si peu là. N’y avait-il rien à quoi ils puissent se raccrocher ?
C’est ce qu’il essaya de lui dire, mais il bredouilla, échoua, renonça.
— Eh bien, fit Ann, qui l’avait apparemment compris. Nous nous souvenons déjà de ça. Je veux dire, nous sommes au moins d’accord sur le fait que nous y sommes allés. Nous avions des idées, ça n’a pas marché. Il s’est passé quelque chose, nous n’avons apparemment pas compris ce que c’était sur le coup, alors il n’est pas étonnant que nous n’arrivions pas à nous en souvenir maintenant, ou que nous en conservions un souvenir différent. Il faut comprendre les choses pour s’en souvenir.
— Tu crois ?
— Je pense. C’est pour ça que les enfants de deux ans n’ont pas de souvenirs. Ils sentent les choses d’une façon extraordinaire, mais comme ils ne les comprennent pas vraiment, ils ne peuvent pas s’en souvenir.
— Peut-être.
Il n’était pas sûr que la mémoire fonctionne véritablement ainsi. Les souvenirs de la petite enfance étaient des images eidétiques, photographiques. Mais si c’était vrai, alors cela lui convenait tout à fait. Il avait définitivement compris l’apparition d’Hiroko dans la tempête de neige, sa main sur son poignet. Ces choses du cœur, dans la violence de la tempête…
Ann fit un pas vers lui, le serra sur son cœur. Il détourna un peu le visage, colla son oreille à sa clavicule. Elle était grande. Il sentait son corps contre le sien. Il lui rendit son étreinte avec véhémence. Jamais tu n’oublieras cet instant, se dit-il. Elle se redressa, le tint par les épaules.
— C’est le passé, dit-elle. Ça n’explique pas ce qui nous est arrivé sur Mars, je ne crois pas. C’est autre chose.
— Peut-être.
— Nous n’étions pas d’accord, mais nous utilisions les mêmes… les mêmes termes. Nous attachions de l’importance aux mêmes choses. Je me souviens quand tu essayais de me réconforter, dans ce patrouilleur-rocher, à Marineris, pendant la rupture de l’aquifère.
— Tu as fait la même chose pour moi. Quand Maya s’est mise à m’engueuler, après la mort de Frank.
— Oui, dit-elle en y repensant.
Oh, le pouvoir d’évocation qui était le leur pendant ces heures stupéfiantes ! Le véhicule était un creuset, ils y avaient tous subi une métamorphose, à leur façon.
— C’est bien possible. Ce n’était pas juste. Tu essayais de l’aider. Et tu avais l’air tellement…
Ils se tenaient debout, regardant les structures basses, éparses, qui étaient Underhill.
— Nous y sommes quand même arrivés, dit enfin Sax.
— Oui. Nous y sommes arrivés.
Un moment gênant. Un autre moment gênant. Voilà ce qu’était la vie avec son prochain : une succession de moments gênants. Il faudrait qu’il s’y fasse. Il fit un pas en arrière. Il tendit la main, prit la sienne, la serra avec ferveur. La lâcha. Elle voulait passer devant l’arcade de Nadia, dit-elle, dans la nature sauvage, intacte, à l’ouest d’Underhill. Elle était en proie à un déferlement de souvenirs trop intenses pour se concentrer sur le présent. Elle avait besoin de marcher.
Il comprenait. Elle s’éloigna en lui faisant un signe. Un signe !
Et Coyote était là, près des pyramides de sel étincelantes dans le soleil de l’après-midi. Conscient de la pesanteur martienne pour la première fois depuis des dizaines d’années, Sax partit à bonds légers vers le petit homme. Le seul des Cent Premiers qui était plus petit que lui. Son frère d’armes.
Il parcourait sa vie en trébuchant, prenant une bûche à chaque pas, et il eut du mal à se concentrer sur le visage asymétrique de Coyote. On aurait dit Deimos avec ses facettes, mais il était là, on ne peut plus vibrant, palpitant de toutes ses formes passées en même temps. Au moins Desmond s’était-il toujours à peu près ressemblé. Dieu sait de quoi Sax avait l’air pour les autres, ou ce qu’il verrait s’il se regardait dans un miroir. Tiens, c’était une idée vertigineuse : il pourrait être intéressant de se regarder dans la glace quand on évoquait sa jeunesse, cette vision pourrait occasionner des distorsions. Desmond, un Trinidadien d’origine indienne, racontait une histoire incompréhensible où il était question d’ivresse des profondeurs, mais faisait-il allusion à la drogue pour la mémoire ou à un incident de plongée qui s’était produit dans son enfance ? Mystère. Sax mourait d’envie de lui dire qu’Hiroko était en vie, mais retint les mots qu’il avait sur le bout de la langue. Desmond avait l’air tellement heureux comme ça, et puis il ne le croirait pas. Ça ne ferait que le perturber. La connaissance empirique n’était pas toujours traduisible par le discours, c’était lamentable mais c’était un fait. Desmond ne le croirait pas parce qu’il n’avait pas senti sa main sur son poignet. Et pourquoi devrait-il le croire, après tout ?
Ils retournèrent vers Tchernobyl en parlant d’Arkady et de Spencer.
— Nous nous faisons vieux, dit Sax.
Desmond poussa un hurlement de loup. Il avait toujours un rire affolant, mais contagieux, et Sax ne put s’empêcher de rire avec lui.
— Nous nous faisons vieux ? Nous nous faisons vieux ?
Ils redoublèrent d’hilarité à la vue du petit Rickover. C’était pourtant à la fois pathétique, courageux, stupide et intelligent. Leur système limbique était encore survolté, remarqua Sax, ébranlé par ce kaléidoscope d’émotions simultanées. Tout son passé s’éclaircissait, lui apparaissait comme des couches superposées de séquences. Chaque événement était doté d’une charge émotionnelle unique, et toutes explosaient en même temps : si plein, si plein. Plus plein peut-être que le, le quoi, l’esprit ? L’âme ? Plus plein qu’il n’était possible de l’être. Trop plein , voilà comment il se sentait.
— Desmond, je déborde.
Les beuglements de Desmond atteignirent un paroxysme.
Sa vie excédait maintenant sa capacité sensorielle. Mais qu’était cette soudaine impression ? Un bourdonnement limbique, le rugissement du vent dans les conifères en haut des montagnes, une nuit à la belle étoile, dans les Rocheuses, le vent palpitant dans les aiguilles de pin… Très intéressant. Peut-être un effet de la drogue qui s’estomperait, même s’il espérait que certains effets persisteraient, et qui sait si celui-ci ne pourrait se prolonger aussi, en tant que partie intégrante du tout ? Du genre : si on peut se rappeler son passé, long comme il est, on ne peut que se sentir très plein, plein d’expériences et d’émotions, au point qu’il devienne difficile d’en sentir beaucoup plus. Serait-ce possible ? Mais peut-être tout prendrait-il une intensité intolérable, peut-être les avait-il tous malencontreusement transformés en d’affreux sentimentaux, bouleversés à l’idée de mettre le pied sur une fourmi, pleurant de joie à la vue d’un lever de soleil, etc. Il ne manquerait plus que ça. Assez était assez, et même plus. Assez valait un festin. À vrai dire, Sax avait toujours pensé que l’amplitude de la réaction émotionnelle affichée par son entourage pourrait être sensiblement réduite sans grand dommage pour l’humanité. Il était évidemment impossible d’essayer de façon consciente de diminuer la force des émotions. C’était du refoulement, de la sublimation, et il en résultait toujours une surpression ailleurs. C’était drôle de constater que l’analogie freudienne entre la machine à vapeur et l’esprit demeurait, la compression, l’échappement et le cycle complet, comme si le cerveau avait été conçu par Watt. Enfin, les modèles réducteurs avaient leur utilité, ils étaient au cœur de la science. Et il avait besoin de lâcher la vapeur depuis longtemps.
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