– Mais comment ça? j’avais hurlé, la carte Zinovsky j’lai détruite après usage, merde j’en suis sûr, avouant en une seule phrase de quoi m’envoyer à l’ombre pour une demi-vie de carbone 14.
Ouais, sauf que ce dont j’aurais dû me douter me fut clairement expliqué par un des types sans visage: Dakota s’était démerdée pour copier tout le contenu de la carte au moment où elle résidait dans la mémoire centrale de ma neuromatrice. C’est un truc qu’elle maîtrise, saviez ça, non? m’avait-il négligemment demandé, avec son accent germanique, ou nordique, métallisé par le micro buccal. Et voilà, grâce au code d’accès de la carte Zinovsky qu’elle avait copiée dans sa mémoire vive personnelle, biologique, Dakota avait eu un point d’entrée tranquille sur le réseau.
Trois jours de panne généralisée, quinze jours de bordel, un mois pour tout remettre en état, six semaines en comptant les fignolages, m’avait dit Djamel, la perte du PIB régional suffirait à financer un programme spatial. J’avais gravement merdé, me faisait-il. Ecoute, t’as vraiment merdé .
J’ai pas craché le morceau concernant sa nouvelle identité, mais je me suis maudit de ne pas avoir pensé à me l’effacer de la mémoire, comme je l’avais fait dans celle de la neuromatrice. Une connerie de débutant. Si ces enculés m’avaient injecté le shoot d’hallucinogène désinhibiteur, elle aurait été grillée.
On a pris bonne note de mon esprit coopératif, lors de l’investigation judiciaire. J’en ai pris pour douze ans, dont dix fermes. Récidive. Faux et usage de faux systèmes de crédit et d’identité. Complicité d’actes criminels accomplis dans le cadre d’une entreprise terroriste. Avec les remises de peine, mais j’en aurais pas des masses vu mon statut de récidiviste, il me reste encore sept ou huit ans à tirer. Je suis arrivé à décrocher du Tchernovik , mais, vu le régime médical et alimentaire local, j’ai passé trois semaines d’enfer, à nager dans mon vomi. Quant à l’enculé qui m’avait fait ça, si c’est bien celui auquel je pense, alors je peux vous dire qu’il a commis cinq nouveaux meurtres d’adolescentes depuis que je suis au ballon.
J’ai pas de nouvelles de Dakota, et j’attends pas de miracles dans l’immédiat, de ce point de vue-là.
On se fait vite chier à Viroflay. Je connaissais déjà les matons, qui m’ont reconnu eux aussi. Avec les détenus à l’ombre depuis ma première époque, c’est pratiquement un club de retraités, maintenant.
Je me suis dit que, quitte perdre mon temps entre quatre murs, autant faire de la littérature, pourquoi pas?
C’est un type du bloc d’à côté qui m’a raconté qu’un visiteur de la prison lui avait parlé d’un grand quotidien francophone, qui cherchait des histoires noires à l’occasion d’un numéro spécial sur la criminalité contemporaine. Comme j’avais dit à Spot, le détenu en question, sûr que c’est à la porte qu’y-z-ont frappé.
Des histoires noires? Des histoires d’ascension, de chute, de manipulations, de crimes, de rédemption, de combats désespérés contre des pouvoirs plus forts et plus secrets? Des histoires de technologies devenues le théâtre de la transparence du mal? Des histoires de conurbations de trente-cinq millions d’habitants, où parfois les anges tombent du ciel, pour venir se brûler les ailes sur les enseignes électriques du Grand Néon Universel, et vous brûler avec? Et, au passage, apporter chaos et destruction, tout autant que la vie?
Attendez voir, j’ai peut-être une idée, j’avais dit au visiteur de la Prison…
[1] – La petite famille est donc retournée sur la Lune… Le temps a passé et les parents de Dakota ont d’abord essayé de comprendre de leur côté les pouvoirs de leur fille. Dakota leur a raconté qu’elle se savait différente depuis toute petite et qu’elle avait testé les plus simples de ses pouvoirs dans le ventre de sa mère . C’est acculée au désespoir qu’elle avait agi ainsi sur Lagrange. Sa mère apprit ce jour-là que c’était à cause d’une amourette brisée par leur exil, un flirt d’ado avec le jeune fils d’un technicien supraconducteur, vivant à Lunokhod, que Dakota s’était enfermée dans son désespoir, durant son séjour sur Lagrange [1] . Une simple déprime amoureuse d’adolescente avait failli compromettre un projet valant des billions de dollars, tu vois le truc? Je crois que c’est ce genre de considérations qui leur a valu la visite de plusieurs types de l’ONU, un peu plus tard, mais, là, c’était des mecs des services de renseignement du Conseil de sécurité, avec des toubibs militaires du Pentagone… Ils ont fait savoir à Dakota qu’elle avait commis un délit très grave, assimilable à du terrorisme spatial, elle risquait de passer la plus grande partie de sa vie en prison si les autorités de la station portaient plainte. En échange d’un abandon des charges, les types de l’UnoBI lui ont demandé de venir avec eux dans une école spéciale en orbite terrestre. Cette école spéciale s’avéra un centre de recherches ultra-spécialisé, où Dakota fut étudiée sous toutes les coutures pendant cinq ans… Youri fit une pause, pour reprendre son souffle, son inspiration, et un peu de bière. Mais j’avais deviné la suite. La Sale Môme de l’Espace en avait eu marre des lunetteux en blouse blanche et de la solitude. Elle s’était barrée, avait détraqué les systèmes de sécurité ou les avait “ neuromanipulés ” à distance ou je savais pas trop quoi, et elle était descendue de l’orbite, se fondant dans les dix milliards d’êtres humains qui surpeuplaient la planète. Comme par hasard elle tombait chez moi, ou presque.
Lagrange, astronome et mathématicien français du XVIIIe siècle. On lui doit notamment la découverte des points qui portent son nom dans l’espace, là où les forces gravitationnelles de la Terre et de la Lune s’annulent. De nombreux projets de la NASA prévoient l’installation de super-stations aux points de Lagrange, pour le deuxième quart du XXIe siècle.