Une fois encore, Roland porta sa main amoindrie à sa joue ; une fois encore, Susannah entendit le menu crissement de ses doigts contre le poil rêche de sa barbe.
— On joue pour de bon. Personne ne crie pouce.
— EXACT. PERSONNE NE CRIE POUCE.
— Très bien, Blaine, on joue pour de bon et personne ne crie pouce. Voici la suivante.
— COMME D’HABITUDE, JE M’EN RÉJOUIS À L’AVANCE.
Roland regarda Jake.
— Prépare les tiennes, Jake. Les miennes arrivent à épuisement.
Jake opina.
Au-dessous d’eux, les turbines à transmission lente du monorail continuaient à augmenter la cadence — ce tam-tam-tam que Susannah sentait, plus qu’elle ne l’entendait, dans les articulations de ses mâchoires, au creux des tempes, dans le pouls de ses poignets.
Rien n’y fera à moins d’une maxi colle dans le livre de Jake, songea-t-elle. Roland n’arrivera pas à faire sécher Blaine et je pense qu’il le sait. À mon humble avis, ça fait une heure qu’il le sait.
— Blaine, je me produis une fois par minute, deux fois à chaque instant, mais pas une seule en un millier d’années. Qui suis-je ?
Ainsi le concours allait-il se poursuivre, comprit Susannah. Avec Roland qui questionnait et Blaine qui répondait, en hésitant de moins en moins, comme un dieu qui voit tout et sait tout. Susannah, les mains glacées serrées sur ses genoux, regardait le point clignotant se rapprocher de Topeka, là où tout trafic ferroviaire s’interrompait, là où le sentier de leur ka-tet s’achèverait dans la clairière. Elle songea aux Molosses des Chutes et comme ils jaillissaient du tonnerre et de la blancheur des flots écumants sous le ciel noir fourmillant d’étoiles ; elle se rappela leurs yeux.
Leurs yeux d’un bleu électrique.
CHAPITRE 3
L’oie du jour de fête
1
Eddie Dean — qui ignorait que Roland pensait parfois à lui comme à un ka-mai —, le fou du ka, avait à la fois tout entendu et rien entendu, tout vu et rien vu. La seule chose à l’avoir durablement marqué depuis le début du concours de devinettes, c’était le feu qu’avaient craché les yeux de pierre des Molosses ; en levant la main pour protéger les siens de l’éclat de ces éclairs en chaîne, il songea au Portail du Rayon dans la Clairière de l’Ours et comment, en collant son oreille contre le battant, il avait entendu le lointain grondement d’une machinerie formidable.
À voir s’allumer les yeux des Molosses, à écouter Blaine puiser dans cette masse d’électricité pour charger ses batteries avant d’effectuer son plongeon final à travers l’Entre-Deux-Mondes, Eddie avait songé : Tout ne s’est pas tu dans les grandes salles des morts et leurs chambres en ruine. Même à présent, certaines choses que les Grands Anciens ont abandonnées derrière eux fonctionnent encore. Et c’est vraiment ça, l’horreur, tu ne crois pas ? Si. L’horreur pure et simple.
Eddie était mentalement — et physiquement — revenu parmi ses amis un court moment après ça, mais s’était vite replongé dans ses pensées. Eddie est en train de zoner, aurait dit Henry. Faut le laisser faire.
L’image de Jake frottant le silex contre l’acier n’arrêtait pas de revenir encore et encore ; il laissait son esprit s’y attarder quelques secondes, comme une abeille butinant une fleur avant de s’envoler plus loin. Parce que ce souvenir n’était pas celui qu’il visait, ce n’était qu’un moyen d’accès à celui qu’il visait vraiment, qu’une autre porte comme celles de la plage de la Mer Occidentale, ou encore celle qu’il avait tracée dans la boue de l’Anneau de Parole avant qu’ils ne tirent Jake… seulement cette porte-là était dans sa tête. Ce qu’il voulait se trouvait derrière ; ce qu’il faisait, c’était un peu… ben… crocheter la serrure.
Zoner, dans le parler d’Henry.
Son frère avait passé le plus clair de son temps à le rabaisser — parce qu’Henry avait peur de lui, était jaloux de lui, Eddie avait fini par le comprendre —, mais il se rappelait le jour où Henry l’avait abasourdi en lui disant quelque chose de gentil. Mieux que gentil, en fait ; défiant l’imagination.
Ils étaient toute une bande, assis à glander dans l’impasse derrière chez Dahlie : certains mangeaient des Popsicles et des Hoodsie Rockets, d’autres fumaient un paquet de Kent que Jimmie Polino — Jimmie Polio, ils l’avaient rebaptisé comme un seul homme à cause de ce machin mal foutu, son pied bot — avait fauché dans le tiroir de la coiffeuse de sa mère. Henry, on pouvait s’en douter, était parmi les fumeurs.
La bande, dont faisait partie Henry (et dont faisait aussi partie Eddie, en tant que son petit frère), avait une façon bien à elle de désigner les choses, c’était l’argot de leur minable ka-tet à eux. Dans la bande d’Henry, on ne tabassait jamais personne, on l’expédiait en réparation. On se tapait jamais non plus une fille, on faisait gueuler la pétasse. On était jamais défoncé, on se foutait sur orbite. Enfin on se bastonnait jamais avec une autre bande, on se coltinait une chierie de merdier.
La discussion, ce jour-là, roulait sur qui on voudrait dans son camp si jamais on se coltinait une chierie de merdier. Jimmie Polio (il parlait le premier parce qu’il avait fourni les cigarettes, que les potes d’Henry appelaient ces putains de tiges à cancer ) choisit Skipper Brannigan parce que, d’après lui, Skipper n’avait peur de personne. Une fois, continua Jimmie, y avait un prof qui l’avait gonflé, le Skipper — à la soirée dansante du vendredi, c’était —, et il l’avait tabassé à mort. Il avait expédié CE FOUTU CHAPERON en réparation, si vous entravez ce que je veux dire. Il était comme ça, son poteau, Skipper Brannigan.
Tous avaient écouté cette histoire religieusement et opiné, qui bouffant ses Rockets, qui suçant sa Popsicle ou fumant sa Kent. Ils savaient tous que Skipper Brannigan n’avait pas de couilles au cul et que Jimmie disait des conneries, mais aucun n’avait moufté. Putain, ça non. S’ils faisaient pas semblant de croire aux mensonges gros comme des maisons de Jimmie Polio, personne ferait semblant de croire aux leurs.
Tommy Fredericks se prononça pour John Parelli, Georgie Pratt pour Csaba Drabnick, connu aussi dans le quartier comme le Hongrois Fou. Frank Duganelli porta son choix sur Larry McCain, même si Larry était en centre de redressement ; Larry, il faisait la loi, putain, dit Frank.
Le tour d’Henry Dean était venu. Il accorda à la question toute la réflexion qu’elle méritait, puis entoura de son bras les épaules de son frère médusé. Eddie , dit-il, mon frangin. C’est lui mon homme .
Ils l’avaient dévisagé, tombant tous des nues — le plus étonné étant Eddie lui-même. Sa mâchoire avait failli lui choir aux mollets. C’est alors que Jimmie Polio avait dit : Arrête de déconner, Henry. C’est une question sérieuse. Qui t’aimerais avoir en renfort si jamais cette chierie te tombait dessus ?
Mais je suis sérieux, avait répondu Henry.
Pourquoi Eddie ? avait demandé Georgie Pratt, faisant écho à la question qui trottait dans la tête d’Eddie lui-même. Il pourrait pas casser une noix, même si elle était déjà ouverte. Alors pourquoi, bordel de merde ?
Henry réfléchit encore un peu — non pas, Eddie en était convaincu, parce qu’il ne savait pas pourquoi, mais parce qu’il lui fallait trouver la façon d’exprimer la chose. Puis, il fit : Parce que, lorsque Eddie est en train de zoner, il pourrait convaincre le diable en personne de se foutre le feu au cul.
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