— SUR UN ATLAS.
— Vrai, sai. Suivante. J’ai cent jambes et pas une pour tenir debout, pas de tête et pourtant un long cou, et la bonne ne m’a pas à la bonne. Qui suis-je ?
— UN BALAI, PISTOLERO. IL EXISTE UNE VARIANTE QUI DIT : « LA BONNE ME TRESSE DES COURONNES ». JE PRÉFÈRE LA CHUTE DE LA TIENNE.
Roland ne releva pas.
— On peut ni le voir ni l’ouïr, ni le toucher ni le sentir. Derrière les étoiles et sous les collines, il gît. Il tue les rires et termine la vie. Qui est-ce, Blaine ?
— LE NOIR.
— Grand merci, sai, tu as dit vrai.
Sa main droite amputée remonta sur la joue droite — le vieux geste de nervosité — et le grattement de ses doigts calleux fit frissonner Susannah. Jake s’assit en tailleur sur le sol, ne quittant pas le Pistolero des yeux, le fixant avec une intensité farouche.
— Je marche mais ne cours jamais, parfois je chante sans parler. N’ai pas de branches mais des aiguilles. N’ai pas de tête, mais une bonne bille. Qui suis-je, Blaine ?
— UNE HORLOGE.
— Merde, murmura Jake, comprimant les lèvres.
Susannah regarda Eddie et ressentit un éphémère frisson d’irritation. Il semblait se désintéresser totalement de l’affaire, avait « débranché », comme il disait dans son étrange jargon des années 1980. Elle songea à lui filer un coup de coude dans les côtes, le réveiller un peu, puis se souvenant que Roland le lui avait interdit d’un signe de tête, elle s’abstint. À le voir tellement dans le vague, on n’aurait jamais cru qu’il réfléchissait, mais va savoir.
Si c’est le cas, tu ferais mieux d’accélérer un peu, mon joli, songea-t-elle. Le point sur la carte-itinéraire était encore plus proche de Dasherville que de Topeka, mais atteindrait la mi-parcours au cours du prochain quart d’heure environ.
Et le match se poursuivait, Roland expédiant les questions, Blaine lui renvoyant les réponses à ras du filet et hors d’atteinte.
Qu’est-ce qui construit des châteaux, abat des montagnes, en aveugle certains, en endort d’autres ? LE SABLE.
Grand merci, sai.
Qu’est-ce qui vit en hiver, meurt en été, et pousse, les racines en l’air ? UN GLAÇON.
Tu parles d’or, Blaine.
En temps de paix, on passe dessus, on passe dessous ; en temps de guerre, on le fait sauter, c’est tout ? UN PONT.
Grand merci, sai.
Un défilé sans fin de devinettes paradait devant elle, l’une après l’autre, jusqu’à ce que toute notion d’amusement l’abandonne. En allait-il de même au temps de la jeunesse de Roland, se demandait Susannah, lors des concours de devinettes de la Terre Vide et de la Pleine Terre, quand lui et ses amis (bien qu’elle soupçonnât que tous n’aient pas été ses amis, ah ça non, tant s’en faut) rivalisaient pour l’oie du Jour de Fête ? Elle subodora que la réponse était probablement oui. Le vainqueur devait être celui qui arrivait à rester frais le plus longtemps, à s’aérer la tête en dépit du matraquage à laquelle elle était soumise.
Ce qui la tuait, c’était la promptitude avec laquelle Blaine balançait la réponse chaque fois. La devinette avait beau lui paraître hyperdure à elle, Blaine la renvoyait de leur côté du court, ka-slam.
— Blaine, qui a des yeux et pourtant ne voit pas ?
— IL EXISTE QUATRE RÉPONSES. LE POTAGE, LE CYCLONE, LA POMME DE TERRE ET UN AMOUREUX.
— Grand merci, sai Blaine, c’est la…
— ÉCOUTE-MOI, ROLAND DE GILEAD. ÉCOUTEZ-MOI, KA-TET.
Roland se tut aussitôt, tête penchée, l’œil aux aguets.
— VOUS ENTENDREZ BIENTÔT MES TURBOS PASSER À LA VITESSE SUPÉRIEURE. NOUS SOMMES DÉSORMAIS À SOIXANTE MINUTES EXACTEMENT DE TOPEKA. ET À PARTIR D’ICI…
— Si ça fait sept heures ou plus qu’on roule, je veux bien être pendu tout cru, dit Jake.
Susannah jeta un regard d’appréhension alentour, s’attendant à une nouvelle terreur ou autre menue manifestation de cruauté en réaction au sarcasme de Jake, mais Blaine se contenta de glousser. Quand il reprit la parole, ce fut encore une fois avec la voix d’Humphrey Bogart.
— LE TEMPS S’ÉCOULE DIFFÉREMMENT PAR ICI, MA POULE, TU DEVRAIS LE SAVOIR, À L’HEURE QU’IL EST. MAIS TE BILE PAS : LES CHOSES FONDAMENTALES REPRENNENT LEUR PLACE, AVEC LE TEMPS, VA. POURQUOI JE TE MENTIRAIS ?
— Oui, bien sûr, marmonna Jake.
Apparemment, cela chatouilla Blaine au bon endroit puisqu’il se remit à rire — ce rire mécanique et fou qui rappela à Susannah les trains fantômes des parcs d’attractions minables ou des foires à Neuneu. Quand les lumières commencèrent à puiser, synchrones avec ce rire, elle ferma les yeux et se boucha les oreilles.
— Arrête ça, Blaine ! Arrête ça tout de suite !
— B’AN L’PARDON, M’DAM’, traînassa la voix de James Stewart. VRAMENT DASOLÉ D’AVOIR S’CORCHÉ VOS OREILLES AVEC MA HILARITÉ.
— En attendant, s’corche-moi ça, lâcha Jake en faisant un doigt d’honneur à la carte-itinéraire.
Susannah s’attendait à ce qu’Eddie éclate de rire — on pouvait compter sur lui pour être diverti, jour et nuit, par la moindre manifestation de vulgarité, d’après elle —, mais il resta perdu dans la contemplation de ses genoux, plissant le front, l’œil vide, bouche légèrement bée. Il ressemblait un petit peu trop à l’idiot du village pour qu’on puise du réconfort auprès de lui, songea Susannah, qui dut à nouveau s’empêcher de lui filer un coup de coude dans les côtes pour lui faire quitter cette expression bêtasse. Elle ne réussirait plus très longtemps à se retenir ; si Blaine devait les tuer en fin de parcours, elle voulait qu’Eddie la tienne dans ses bras quand cela se produirait, elle voulait que ses yeux soient posés sur elle et son esprit uniquement préoccupé par elle.
Mais pour l’heure, mieux valait laisser courir.
— À PARTIR D’ICI, J’AI L’INTENTION D’ENTAMER CE QU’IL ME PLAÎT D’APPELER MA COURSE KAMIKAZE. CELA CONTRIBUERA À METTRE RAPIDEMENT MES BATTERIES À PLAT, MAIS JE PENSE QUE L’HEURE DE NOUS MÉNAGER EST PASSÉE, VOUS NE TROUVEZ PAS ? JE HEURTERAI LES BUTOIRS DE TRANSACIER AU BOUT DE LA VOIE À UNE VITESSE DE PLUS DE 1 400 KILOMÈTRES À L’HEURE — À 530 ROUES, EXACTEMENT. À TOUTE, MA CHOUTE, À PLUS, MA PUCE, OUBLIE PAS DE M’ÉCRIRE. JE VOUS DIS TOUT ÇA POUR JOUER FRANC JEU AVEC VOUS, MES NOUVEAUX AMIS SI INTÉRESSANTS. SI VOUS AVEZ GARDÉ VOS MEILLEURES DEVINETTES POUR LA FIN, VOUS FERIEZ BIEN DE NE PAS TARDER À ME LES POSER.
Devant l’avidité de Blaine — sur laquelle il n’y avait pas à se tromper — et son désir sans fard d’entendre et de résoudre leurs meilleures devinettes avant de les tuer, Susannah se sentit prise d’une fatigue à mourir.
— Je n’aurais même pas le temps de te poser la totalité de mes meilleures, dit Roland d’un ton pénétré mais détaché. Quel gâchis, n’est-ce pas ?
Un ange passa — brièvement. C’était la première hésitation que l’ordinateur accordait à Roland… et puis Blaine pouffa. Susannah détestait ce rire de dément, révélant aussi un cynisme las qui la glaçait au tréfonds. Peut-être parce qu’il était presque sain d’esprit.
— BRAVO, PISTOLERO, POUR CET EFFORT LOUABLE, MAIS TU N’AS RIEN DE SCHÉHÉRAZADE ET TU N’AS PAS MILLE ET UNE NUITS POUR TENIR PALABRE.
— Je ne comprends pas. J’ignore qui est cette Schéhérazade dont tu parles.
— AUCUNE IMPORTANCE. SUSANNAH TE METTRA AU PARFUM SI TU Y TIENS. PEUT-ÊTRE MÊME EDDIE. LE HIC, ROLAND, C’EST QUE ÇA N’EST PAS LA PROMESSE D’UN SURPLUS DE DEVINETTES QUI ME FERA M’ÉTERNISER. L’ENJEU DE CET AFFRONTEMENT, C’EST L’OIE. UNE FOIS QU’ON SERA À TOPEKA, ELLE SERA ADJUGÉE, DANS UN SENS OU DANS L’AUTRE. TU COMPRENDS ÇA ?
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