— Souhaites-tu recevoir la paix, à la fin de ton périple, toi Enfant de Roderick ? Souhaites-tu la paix de la clairière ?
— Si fait, mon cher, dit le mutant en pleurant, avant d’ajouter tout un laïus dans un charabia qu’Eddie fut bien incapable de comprendre.
Le jeune homme observa la Route 7 dans les deux sens, s’attendant à voir apparaître des véhicules — on était au beau milieu de l’été, de la haute saison, après tout — mais il ne vit rien venir. La chance était toujours de leur côté. Pour l’instant, du moins.
— Combien êtes-vous, dans les parages ? demanda Roland, interrompant l’entrant.
Tout en parlant, il dégaina son revolver et leva le vieil engin de mort jusqu’à sa poitrine.
L’Enfant de Roderick tendit les mains vers l’horizon, sans lever les yeux.
— Delah, pistolero, car ici les mondes sont fragiles, je dis anro con fa ; sey-sey desene fanno billet cobair can. I Che-vin devar dan do. Pasque ch’étais pien désolé pour eux. Can-toi, cantah, can Discordia, aven la cam mah can. May-mi ? Iffin lah vainen, eth…
— Combien de dan devar ?
La chose réfléchit à la question de Roland, puis étendit les doigts (il y en avait bien dix, remarqua Eddie), cinq fois de suite. Cinquante. Mais cinquante quoi, Eddie n’en savait rien.
— Et Discordia ? ajouta Roland d’un ton sec. Tu dis vrai ? Assurément ?
— Oh, si fait, ainsi dis-je, Chevin de Chayven, fils d’Hamil, ménestrel des Plaines du Sud-qui-furent, où je vivais jadis.
— Dis-moi le nom de la ville sise à proximité de Château Discordia, et je te libérerai.
— Ah, pistolero, tous sont morts, là-bas.
— Je ne le crois pas. Dis-le.
— Fedic ! s’écria Chevin de Chayven, musica errant qui n’aurait jamais pu soupçonner que sa vie s’achèverait là, dans une contrée si lointaine et si étrangère — non pas dans les plaines de l’Entre-Deux-Mondes, mais dans les montagnes du Maine Occidental.
La créature leva soudain vers Roland son épouvantable visage rayonnant. Elle étendit les bras, comme si elle s’était fait crucifier.
— Fedic, aux frontières de Tonnefoudre, sur le Sentier du Rayon ! Sur V Shardick, V Maturin, la Route de la Tour Som…
L’arme de Roland ne parla qu’une seule fois. La balle frappa la chose agenouillée au milieu du front, achevant la destruction de son visage en ruine. Elle fut projetée en arrière, et Eddie vit sa chair partir en fumée verte, aussi évanescente qu’une aile de frelon. L’espace d’une seconde, Eddie vit les dents de Chevin de Chayven flotter en l’air comme un funeste chapelet de corail, puis elles disparurent.
Roland abaissa son arme et la rangea dans son holster. Puis il pointa les deux doigts qui lui restaient à la main droite et les porta devant son visage, en signe de bénédiction.
— Va en paix, dit le Pistolero.
Puis il défit la boucle de son ceinturon et l’enroula autour du pistolet.
— Roland, est-ce que c’était… un lent mutant ?
— Si fait, je suppose qu’on pourrait l’appeler ainsi, pauvre vieillard. Mais les Rodericks viennent d’au-delà de toutes les terres que j’ai connues, même si avant que le monde change, ils prêtaient grâce à Arthur l’Aîné.
Il se tourna vers Eddie, ses yeux bleus scintillant dans son visage fatigué.
— Fedic, c’est là que Mia est allée accoucher, j’en suis certain. C’est là qu’elle a emmené Susannah. Près du dernier château. Il va finalement falloir qu’on retourne à Tonnefoudre, mais l’urgence, c’est Fedic. C’est bon à savoir.
— Il a dit qu’il était désolé pour quelqu’un. Pour qui ?
Roland se contenta de secouer la tête, sans répondre à la question d’Eddie. Un camion Coca-Cola les dépassa à vive allure, et le tonnerre gronda au loin, vers l’ouest.
— Fedic de la Discordia, murmura le Pistolero. Fedic de la Mort Rouge. Si on peut sauver Susannah — et Jake —, on fera machine arrière, en direction des Callas. Mais nous n’y retournerons que lorsque notre tâche sera accomplie. Et quand nous reprendrons la route du sud-est, alors…
— Quoi ? demanda Eddie, la gorge serrée. Alors quoi, Roland ?
— Alors plus rien ne nous arrêtera, jusqu’à la Tour.
Il tendit les mains, et observa leur léger tremblement. Puis il leva les yeux vers Eddie. Il avait l’air fatigué, mais pas apeuré.
— Jamais je n’ai été aussi proche. J’entends tous mes amis disparus, et leurs pères disparus, qui murmurent à mon oreille. Ils murmurent dans le souffle de la Tour même.
Eddie contempla le Pistolero pendant une bonne minute, à la fois fasciné et effrayé, puis fournit un effort presque physique pour briser le charme.
— Bon, fit-il en se dirigeant vers la portière conducteur de la Ford, si jamais une de ces voix te souffle quoi dire à Cullum — le meilleur moyen de le convaincre de faire ce qu’on attend de lui —, n’hésite pas à me tenir au courant.
Eddie monta en voiture et ferma sa portière avant que Roland ait pu répondre. En imagination, il revit Roland lever son gros revolver. Il le revit viser la créature agenouillée, et appuyer sur la détente. C’était là l’homme qu’il disait son dinh, et son ami. Mais pouvait-il affirmer sans ciller que Roland ne lui réserverait pas le même traitement… à lui ou à Suze… ou à Jake… si son cœur lui dictait que cela le rapprocherait de sa Tour ? Il ne pouvait l’affirmer. Et pourtant il le suivrait. Il l’aurait suivi, même s’il avait été certain dans son cœur — oh, Dieu l’en garde ! — que Susannah était morte. Parce qu’il le fallait. Parce que Roland était devenu pour lui bien plus qu’un dinh ou qu’un ami.
— Mon père, murmura Eddie à mi-voix, juste avant que Roland ne grimpe à ses côtés.
— Tu m’as parlé, Eddie ?
— Oui. J’ai dit une sacrée paire, voilà ce qu’on est.
Roland acquiesça d’un hochement de tête. Eddie enclencha la première et engagea de nouveau la Ford dans le Chemin du Dos de la Tortue. Toujours au loin — mais un peu plus près qu’auparavant — le tonnerre gronda de nouveau.
1
Alors que l’heure du bébé approchait, Susannah Dean jeta un regard autour d’elle, faisant de nouveau le décompte de ses ennemis, comme Roland le lui avait enseigné.
Tu ne dois jamais dégainer, lui avait-il appris, avant de savoir combien sont contre toi, ou bien avant d’être sûre et certaine que tu n’as aucun moyen de le savoir, ou bien avant d’avoir décidé que le jour de ta mort est venu.
Elle aurait donné cher pour se débarrasser de cet horrible casque qu’on lui avait fixé sur la tête, qui lui perforait le cerveau et déchiffrait ses pensées. Mais, quel que fût cet engin, il se souciait peu des calculs de Susannah. Ce qui était décidément une bonne chose.
Il y avait Sayre, le grand chef. L’ignoble, avec un de ces yeux rouges sanguinolents vibrant au milieu du front. Il y avait Scowther, le médecin penché entre les jambes de Mia, se préparant à officier pour l’accouchement. Sayre avait légèrement malmené le docteur, quand ce dernier avait fait preuve d’un petit peu trop d’arrogance, mais ça n’avait pas l’air d’avoir nui à son efficacité. Cinq autres ignobles venaient compléter l’équipe de Sayre, mais elle n’avait retenu que deux de leurs noms. Celui avec les bajoues de bouledogue et le double bide dégoulinant s’appelait Haber. À côté d’Haber se tenait la chose-oiseau avec les plumes marron sur la tête et les yeux vicieux de faucon. Son nom semblait être Jey, ou peut-être Gee. Ça en faisait sept, tous armés de ce qui ressemblait à des armes automatiques, rangées dans des crocs de débardeur. Celui de Scowther pointait négligemment sous sa blouse blanche, à chaque fois qu’il se baissait. Susannah avait déjà décidé que ce serait le sien.
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