— D’accord, admit le jeune homme. On devrait peut-être tenter le coup.
— Comment entrer en contact avec lui ?
— On peut l’appeler de Bridgton. Mais dans une histoire, Roland, un personnage secondaire tel que John Cullum ne quitterait jamais le banc des remplaçants pour venir sauver la partie. On ne trouverait pas ça réaliste.
— Dans la vie, répliqua Roland, je suis certain que ça arrive tout le temps.
Et Eddie éclata de rire. Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire d’autre ? C’était du Roland tout craché.
4
BRIDGTON (RUE PRINCIPALE) 2
HIGHLAND LAKE 3
HARRISON 5
WATERFORD 9
SWEDEN 13
LOVELL 27
FRYEBURG 36
Ils venaient tout juste de dépasser ce panneau, quand Eddie se tourna vers Roland.
— Fouille un peu dans la boîte à gants, histoire de voir si le ka ou le Rayon ou je ne sais qui d’autre ne nous aurait pas laissé un peu de monnaie, pour la cabine.
— La boîte à… Tu veux dire, ce petit panneau, là ?
— Ouais.
Roland commença par essayer de tourner le petit bouton chromé qui se trouvait au milieu, puis changea de tactique et appuya dessus. Le contenu de la boîte n’était pas bien excitant, et leur petite escapade en apesanteur n’avait rien arrangé. Il vit des reçus de cartes de crédit, un très vieux tube de pâte à dents qu’Eddie appelait du « dents-qui-fri-sent » (Roland put déchiffrer les mots HOLMES DENTAIREpresque sans effort), une fauteur graffie montrant une petite fille tout sourire — la nièce de Cullum, peut-être bien — à dos de poney, un bâtonnet qu’il prit d’abord pour de la dynamite (et dont Eddie lui expliqua qu’il s’agissait d’une fusée de détresse, à utiliser en cas d’urgence), un magda-zine… et une boîte à cigares. Roland ne put lire le mot inscrit dessus, mais ça ressemblait à Plages. Il montra la boîte à Eddie, dont le regard s’éclaira.
— Ça dit « Péages », commenta-t-il. Tu as peut-être raison, concernant Cullum et le ka. Ouvre-la, Roland, s’il te sied.
L’enfant qui avait confectionné cette boîte l’avait décorée d’un petit loquet charmant (et plutôt maladroit) sur le devant, pour la tenir fermée. Roland le fit glisser, ouvrit la boîte et exposa au regard d’Eddie un grand nombre de pièces de monnaie d’argent.
— Est-ce que ça suffira pour appeler la maison de sai Cullum ?
— Ouais. On dirait bien qu’il y aurait de quoi appeler Fairbanks, en Alaska. Mais ça ne nous sera pas d’une grande utilité, si Cullum est en route pour le Vermont.
5
La place centrale de Bridgton était flanquée sur un de ses côtés d’une épicerie et d’une pizzeria. Une salle de cinéma (« La Lanterne Magique ») et un grand magasin (Reny’s) leur faisaient face. Entre le cinéma et le grand magasin apparaissait un petit recoin équipé de bancs et de trois cabines téléphoniques.
Eddie passa la main dans la boîte de Cullum et en sortit six dollars en petite monnaie, qu’il tendit à Roland.
— Je veux que tu ailles là-bas, dit-il en montrant l’épicerie du doigt, et que tu m’achètes une boîte d’aspirine. Tu sauras la reconnaître ?
— De l’astine. Je la reconnaîtrai.
— Je veux la plus petite taille de boîte, parce que six dollars, ça ne fait pas lourd. Ensuite, va juste à côté, dans la boutique qui s’appelle « Pizzas et sandwiches de Bridgton ». S’il te reste au moins seize de ces petites pièces, dis-leur que tu veux un grand mixte.
Roland opina de la tête, ce qui ne suffit pas à Eddie.
— Je voudrais t’entendre le dire.
— Un miste.
— Mixte.
— Micste.
— Mi…
Eddie abandonna.
— Roland, essaie « club », pour voir.
— Club.
— Très bien. S’il te reste au moins seize de ces pièces, demande un club. Tu saurais dire « avec plein de mayo » ?
— Plein de mayo.
— Ouais. S’il t’en reste moins de seize, demande un sandwich au salami. Dis bien sandwich, pas popkin.
— Un sandy-tcho salami.
— Ça fera l’affaire. Et ne dis rien d’autre, sauf si c’est vraiment nécessaire.
Roland hocha la tête. Eddie avait raison, il valait mieux ne pas parler. Il suffisait aux gens de le regarder pour savoir, au fond d’eux-mêmes, qu’il n’était pas du coin. Et ils avaient une fâcheuse tendance à s’écarter sur son passage. Autant ne pas en rajouter.
Le Pistolero porta la main à sa hanche gauche en se retournant, une vieille habitude qui cette fois-ci ne lui procura aucun soulagement. Ses deux revolvers se trouvaient dans le coffre de la Galaxie de Cullum, enroulés dans leurs ceinturons.
Avant qu’il ait pu s’éloigner, Eddie l’attrapa par l’épaule. Le Pistolero pivota, les sourcils arqués, et posa ses yeux délavés sur son ami.
— On a une expression, dans notre monde, Roland. On dit « faire contre mauvaise fortune bon cœur ».
— Ce qui veut dire ?
— Exactement ce qu’on est en train de faire, mon vieux. Souhaite-moi bonne chance.
Roland hocha la tête.
— Si fait, je te la souhaite. Je nous la souhaite à tous deux.
Il s’éloignait déjà, quand Eddie le rappela. Cette fois-ci, il lut sur le visage du Pistolero les signes d’une légère impatience.
— Ne te fais pas tuer en traversant la rue, lança le jeune homme, avant de se mettre à imiter le parler de John Cullum. Y a des types pôs bien embouchés, et i’vont pas à ch’vôl.
— Va passer ton appel, Eddie, répondit Roland avant de traverser la grand-rue de Bridgton avec une lente assurance, et cette démarche chaloupée de laquelle il avait parcouru mille autres grand-rues dans mille autres petites villes.
Eddie l’observa un moment, puis se tourna vers le téléphone et parcourut la notice. Puis il décrocha le combiné et composa le numéro des Renseignements.
6
« Il n’est pas parti », avait dit le Pistolero avec cette certitude impassible, en parlant de John Cullum. Et pourquoi ? Parce que Cullum était l’autre bout du fil, ils n’avaient personne d’autre à appeler. Autrement dit, encore un coup du foutu vieux ka de Roland de Gilead.
Après une brève attente, l’opératrice des Renseignements lui cracha le numéro de Cullum. Eddie essaya de le mémoriser — il avait toujours été bon, pour se rappeler les chiffres, Henry l’appelait parfois le Petit Einstein — mais cette fois-ci, il ne se sentit pas très assuré. Il avait l’impression qu’il était arrivé des bricoles ou bien à ses facultés de penser en général (ce qu’il ne croyait pas vraiment), ou bien à sa capacité à se remémorer certains artefacts de ce monde (ce qui lui paraissait plus plausible). En réclamant le numéro pour la deuxième fois — ce coup-ci, il le nota sur la couche de poussière qui s’était accumulée sur la petite tablette de la cabine — Eddie se surprit à se demander s’il serait toujours capable de lire un roman, ou de suivre l’intrigue d’un film, à partir des images se succédant sur l’écran. Il en doutait pas mal. Et quelle importance ? Juste à côté, La Lanterne Magique jouait La Guerre des Étoiles, et le jeune homme se dit que s’il arrivait dans la clairière au bout du sentier sans avoir revu Luke Skywalker ni entendu la respiration poussive de Dark Vador, il ne s’en porterait pas plus mal.
— Merci, madame, dit-il à l’opératrice, et il s’apprêtait à composer le numéro quand une série d’explosions derrière lui le fit sursauter.
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