— Pourquoi pas ? convint Eddie. Cherchez donc votre voiture sur le chemin. Elle y sera.
— Pour sûr, impossible de rater c’te vieille Galaxie, acquiesça Cullum. Dis-moi une chose, fiston. Je vais pas dans le Vermont, mais j’ai comme l’impression que vous voulez m’envoyer quelque part, si je suis d’accord. Ça t’ennuierait de me dire où ?
Eddie pensa que Mark Twain aurait sans doute intitulé le chapitre suivant des aventures trépidantes de John Cullum Un p’tit gars du Maine dans la cour du Roi Cramoisi, mais il le garda pour lui.
— Vous êtes déjà allé à New York ?
— Bon d’là, oui. J’y ai fait escale pendant quarante-huit heures, quand j’étais dans l’armée.
Le dernier mot traîna de manière un peu ridicule.
— Je suis allé au Radio City Music Hall et à l’Empire State Building, ça, au moins, je m’en souviens. J’ai dû voir deux ou trois autres trucs pour touristes, parce que je me suis fait soulager de trente billets, et que deux mois plus tard, on a diagnostiqué une belle chaude-pisse.
— Cette fois, vous serez trop occupé pour la chaude-pisse. Prenez vos cartes de crédit. Je sais que vous en avez, parce que j’ai vu des facturettes dans votre boîte à gants.
Il ressentit la pulsion presque maladive de prononcer les derniers mots à la Cullum, « bouette à gonts ».
— Sacré grabuge, là-dedans, j’intuite ? demanda le bonhomme d’un ton égal.
— Pour sûr, on dirait les restes d’une chaussure, après que le chien se serait amusé avec. On se verra à Lovell, John.
Eddie raccrocha. Il jeta un œil au sac que portait Roland et haussa les sourcils.
— C’est un sanditch club, fit le Pistolero. Avec plein de maillot, comme tu dis. Personnellement, j’aurais préféré une sauce qui ressemble moins à du foutre, mais du moment que ça te sied.
Eddie écarquilla les yeux.
— Bon sang, voilà qui donne vachement faim.
— Tu dis vrai ?
Eddie dut se rappeler une nouvelle fois que Roland n’avait quasiment aucun humour.
— Je le dis, je le dis. Viens. Je peux manger mon sandwich fromage-foutre en conduisant. Et puis il faut qu’on discute de la suite.
7
Ils s’accordèrent à dire que la suite, c’était d’abord raconter à Cullum autant que sa crédulité (et sa santé mentale) pourrait en supporter. Et puis, si tout se passait bien, ils pourraient lui confier l’acte de vente vital et l’envoyer auprès d’Aaron Deepneau. Avec des consignes très strictes, afin de s’assurer qu’il discuterait avec Deepneau en personne, en se méfiant de Calvin Tower.
— À eux deux, Cullum et Deepneau sauront retrouver la trace de Moses Carver, expliqua Eddie. Et je pense pouvoir donner à Cullum assez d’informations concernant Suze — des détails intimes — pour convaincre Carver qu’elle est toujours en vie. Mais après ça… eh bien, ça dépendra beaucoup de ces deux gars, s’ils ont su se montrer persuasifs. Et de leur envie d’œuvrer pour la Tet Corporation, dans leur vieil âge. Hé, on pourrait bien avoir des surprises ! Je n’imagine pas Cullum en costume-cravate, mais parcourir le pays histoire de mettre des bâtons dans les roues des petites affaires de la Sombra ?
Il y réfléchit une seconde, la tête penchée, puis opina avec un sourire.
— Ouais, ça je l’vois bien.
— Le parrain de Susannah pourrait bien être un drôle de vieux bonhomme lui-même, fit remarquer Roland. D’une autre couleur, c’est tout. Ce genre de types parlent un langage à eux, quand ils sont an-tet. Et peut-être bien que je pourrais donner à John Cullum quelque chose qui l’aidera à convaincre Carver de se jeter dans le bain avec nous.
— Un sigleu ?
— Oui.
Eddie parut intrigué.
— Quel genre de sigleu ?
Avant que Roland ait pu répondre, Eddie écrasa la pédale de frein. Ils étaient arrivés à Lovell, sur la Route 7. Devant eux, zigzaguant le long du bas-côté, ils aperçurent un vieillard à la chevelure blanche et hirsute. Il portait un morceau de tissu sale et lourd qu’il aurait été impossible de qualifier de robe. Ses bras et ses jambes maigres étaient zébrés d’égratignures. Et d’ampoules, aussi, rouges et à vif. Il allait pieds nus, et en guise d’orteils, il exhibait des griffes jaunes et visiblement acérées. Carré sous l’aisselle, il tenait un objet en bois tout fendu, qui évoquait une lyre brisée. Eddie se fit la remarque que rien n’aurait eu l’air plus déplacé sur une route comme celle-ci, où les seuls piétons qu’ils avaient croisés étaient des joggeurs — visiblement pas du coin — à l’air concentré et par couples assortis, dans leurs shorts en nylon, leurs casquettes de baseball et leurs T-shirts (l’un d’eux portant même l’inscription NE TIREZ PAS SUR LES TOURISTES).
La chose qui errait le long du fossé de la Route 7 se tourna vers eux, et Eddie lâcha un cri d’épouvante involontaire. Les yeux de la créature dégoulinaient sur l’arête de son nez, évoquant des œufs au plat dans une poêle. Un croc lui sortait de la narine, comme une crotte de nez en os. Pourtant, le pire de tout était cet éclat vert mat qu’irradiait son visage, comme si sa peau avait été recouverte d’une fine couche de gruau fluorescent.
La créature les vit et se précipita dans les bois, laissant tomber sa lyre brisée.
— Doux Jésus ! hurla Eddie.
Si c’était là un entrant, il espérait ne plus jamais en croiser un de sa vie.
— Arrête-toi, Eddie ! s’écria Roland, avant d’aplatir la paume de sa main contre le tableau de bord, lorsque la vieille Ford de Cullum s’immobilisa en crabe en soulevant des nuages de poussière, tout près de l’endroit où la chose avait disparu.
— Ouvre l’arrière-train, ordonna le Pistolero en ouvrant sa portière. Prends mon décimeur.
— Roland, je ne voudrais pas dire, mais on est un peu pressés, là, et on a encore cinq kilomètres à faire, avant d’arriver au Chemin du Dos de la Tortue. Je pense vraiment qu’il faudrait qu’on…
— Ferme ta grande gueule d’imbécile et obéis ! gronda Roland, en courant jusqu’à l’orée des bois.
Le Pistolero inspira profondément, et lorsqu’il cria à l’intention de la créature, la puissance de sa voix donna la chair de poule au jeune homme. Il n’avait entendu Roland parler de la sorte qu’une ou deux fois, mais entre-temps il avait rapidement oublié que c’était le sang d’un Roi qui coulait dans ses veines.
Il cria plusieurs phrases dont Eddie ne comprit pas le sens, puis une qu’il déchiffra : « Avance donc, Enfant de Roderick, toi qui es meurtri, toi qui es perdu, et incline-toi devant moi, Roland, fils de Steven, de la lignée d’Arthur l’Aîné ! »
Pendant un moment, rien ne se produisit. Eddie ouvrit le coffre et en sortit le pistolet de Roland. Le Pistolero s’en empara sans un regard pour le jeune homme, sans parler d’un remerciement quelconque.
Trente secondes s’écoulèrent. Eddie s’apprêta à parler, et c’est alors que le feuillage poussiéreux au bord de la route se mit à trembler. Quelques secondes plus tard, l’ignoble hybride réapparut. Il tituba, la tête baissée. Sur le devant de sa robe apparaissait une large auréole humide. Eddie sentit les relents d’urine malade, une odeur forte et monstrueuse.
Alors la créature mit un genou en terre et porta la main à son front, en un geste résigné d’allégeance qui donna à Eddie envie de sangloter.
— Aïle, Roland de Gilead, Roland d’Eld ! Voudras-tu me montrer un sigleu, mon cher ?
Dans une cité du nom de River Crossing, une vieille femme qui se faisait appeler Tantine Talitha avait donné au Pistolero une croix d’argent, sur une fine chaîne. Depuis il la portait autour du cou. Il porta la main à sa gorge et l’extirpa de sous sa chemise, l’exposant au regard de la créature agenouillée — un lent mutant en train de mourir du mal des radiations, pensa Eddie — et la chose poussa un cri d’extase déchirant.
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