Rincevent s’agenouilla dans l’humus pour étudier le dessous du chapeau. Au bout d’un moment il annonça mollement : « Non, ils ne sont pas du tout bons à manger.
— Pourquoi ? cria Deuxfleurs. Parce que les lamelles ne sont pas du bon jaune ?
— Non, pas vraiment…
— J’imagine que les pieds n’ont pas les bonnes cannelures, alors ?
— Elles m’ont l’air correctes.
— Le chapeau, alors, j’imagine que le chapeau est de la mauvaise couleur, dit Deuxfleurs.
— Je n’en suis pas sûr.
— Eh bien alors, pourquoi tu ne peux pas les manger ? » Rincevent toussa. « À cause des petites portes et des petites fenêtres, dit-il d’une voix pitoyable, ça ne trompe pas : il est mortel. »
* * *
Le tonnerre gronda sur l’Université de l’Invisible. La pluie s’abattit sur les toits et rejaillit bruyamment par les gargouilles, dont une ou deux des plus futées avaient filé se mettre à couvert dans le dédale des tuiles.
Beaucoup plus bas, dans la Grande Salle, les huit mages les plus puissants du Disque-monde se plaçaient aux angles d’un octogramme de cérémonie. Ils n’étaient probablement pas les plus puissants, à vrai dire, mais disposaient certainement de grands pouvoirs de survie, ce qui, dans un monde de magie livré à une compétition acharnée, revenait presque au même. Derrière chaque mage de huitième niveau se pressaient une demi-douzaine de mages de septième niveau qui cherchaient à le liquider, et les mages de grade supérieur devaient prendre l’habitude de vérifier si, par exemple, des scorpions ne traînaient pas dans leur lit. Un vieux proverbe résumait : quand un mage se lasse de chercher des bouts de verre dans son déjeuner, qu’il disait, le proverbe, c’est qu’il se lasse de la vie.
Le plus vieux mage, Greyhald Spold des Anciens Sages Garantis d’Origine du Cercle Continu, s’appuya lourdement sur son bourdon sculpté et s’exprima en ces termes :
« Allez, Ciredutemps, mes pieds me font souffrir. »
Galder, qui n’avait marqué une pause que par souci de produire un effet, lui lança un regard furibond.
« Bon, dans ce cas, je serai bref…
— Bonne nouvelle.
— Nous avons tous cherché des informations sur les événements de ce matin. Y en a-t-il un parmi nous qui puisse dire qu’il en a obtenu ? »
Les mages se jetèrent des regards en coin. Nulle part en dehors d’un congrès fraternel de bienfaisance syndicaliste on ne trouve autant de méfiance mutuelle et de soupçons que dans une réunion de vieux enchanteurs. Mais le fait était que la journée n’avait pas été bonne du tout. Les démons indicateurs habituels, convoqués sans cérémonie des dimensions de la Basse-Fosse, avaient affiché un air penaud avant de s’éclipser lorsqu’on les avait questionnés. Les miroirs magiques s’étaient fêlés. Les tarots étaient mystérieusement devenus blancs. Les boules de cristal s’étaient toutes voilées. Même les feuilles de thé, que les mages dédaignaient d’ordinaire car jugées frivoles et déshonorantes, s’étaient agglomérées au fond des tasses et avaient refusé de bouger.
Bref, les mages présents étaient bien embarrassés. Il y eut un murmure unanime.
« Et je propose donc que nous accomplissions le Rite d’AshkEnte », reprit Galder d’une voix dramatique.
Il devait reconnaître qu’il avait espéré une meilleure réaction, quelque chose du style : « Non, pas le Rite d’AshkEnte ! L’homme n’est pas fait pour se mêler de ces affaires-là ! »
En réalité, il y eut un marmonnement général d’assentiment.
« Bonne idée.
— Ça paraît raisonnable.
— Au travail, alors. »
Un peu déconcerté, Galder fit défiler une procession de mages subalternes qui apportèrent divers ustensiles magiques dans la salle.
On a déjà donné à entendre que vers cette époque un désaccord divisait la fraternité des mages sur la façon de pratiquer la magie.
Les jeunes, en particulier, affirmaient que le moment était venu de moderniser l’image de la magie, qu’il fallait cesser de perdre son temps avec des bouts de cire et d’os et tout réorganiser à la base, prévoir des programmes de recherches et des conventions de trois jours dans de bons hôtels où on lirait des journaux aux titres du genre : Où va la géomancie ? et le Rôle des Bottes de Sept Lieues dans une société humanitaire.
Trymon, par exemple, ne s’occupait guère de magie ces temps-ci mais administrait l’Ordre avec une efficacité de sablier, rédigeait nombre de circulaires et arborait un grand graphique sur le mur de son bureau, couvert de taches, drapeaux et lignes de couleur que personne en dehors de lui ne comprenait. Très impressionnant.
Un autre type de mage pensait que tout ça n’était que du gaz de marais et ne voulait rien savoir d’aucune image qui ne serait faite de cire ni perforée d’aiguilles.
Les chefs des huit ordres appartenaient tous à cette catégorie des traditionalistes de la magie, et les ustensiles entassés autour de l’octogramme avaient un air absolument, indubitablement occulte. Cornes de béliers, crânes, ferronneries baroques et grosses bougies se détachaient du lot, malgré la découverte par de jeunes mages qu’on pouvait parfaitement accomplir le Rite d’AshkEnte à l’aide de trois petits bouts de bois et de quatre centimètres cubes de sang de souris.
Les préparatifs prenaient habituellement plusieurs heures, mais les pouvoirs conjugués des anciens mages les abrégèrent considérablement et, au bout de quarante malheureuses minutes, Galder psalmodiait les dernières paroles du sortilège. Elles restèrent un instant suspendues devant lui avant de se dissiper.
L’air au centre de l’octogramme miroita, s’épaissit, et soudain apparut une haute silhouette sombre. Une robe et un capuchon noirs la dissimulaient en grande partie, ce qui était probablement aussi bien. Elle serrait une longue faux à la main et l’on ne pouvait manquer de remarquer que pour tous doigts elle n’avait que des os blancs.
L’autre main squelettique tenait des petits cubes de fromage et d’ananas enfilés sur un bâtonnet.
« QUOI ? » fit la Mort. Sa voix avait la chaleur et la couleur d’un iceberg. Il [2] Le lecteur étourdi qui aurait omis de se plonger dans La Huitième Couleur, premier livre des « Annales du Disque-monde », s’aperçoit ici avec surprise que la Mort est de sexe masculin. Dont acte. (N.d.T.)
surprit l’œil étonné des mages et glissa un regard vers son bâtonnet.
« J’ÉTAIS À UNE SOIRÉE, ajouta-t-il avec une nuance de reproche.
— Ô Créature de la Terre et des Ténèbres, nous te sommons de t’abstenir de…» commença Galder d’une voix ferme et autoritaire. La Mort hocha la tête.
« OUI, OUI, JE CONNAIS TOUT ÇA, dit-il. POURQUOI M’AS-TU INVOQUE ?
— On raconte que vous voyez à la fois le passé et l’avenir », répondit Galder, un peu boudeur parce que le grand discours de contrainte et de conjuration était l’un de ses préférés et qu’il le faisait drôlement bien, à ce qu’on disait.
« C’EST TOUT À FAIT VRAI.
— Alors peut-être pouvez-vous nous informer sur ce qui s’est passé ce matin ? » Galder se ressaisit et ajouta d’une voix forte : « Je te l’ordonne par Azimrothe, par T’chikel, par…
— D’ACCORD, TU M’AS CONVAINCU, dit la Mort. QU’EST-CE QUE TU VEUX SAVOIR, PRÉCISÉMENT ? IL S’EST PASSE DES TAS DE CHOSES CE MATIN, DES GENS SONT NÉS, D’AUTRES SONT MORTS, LES ARBRES ONT UN PEU GRANDI, LES VAGUES ONT DESSINE DE RAVISSANTS MOTIFS SUR LA MER…
— Je veux dire au sujet de l’In-Octavo, fit froidement Galder.
— ÇA ? OH, IL S’AGISSAIT SEULEMENT D’UN RÉAJUSTEMENT DU RÉEL. À CE QUE J’AI COMPRIS, L’IN-OCTAVO NE TENAIT PAS À PERDRE LE HUITIÈME SORTILÈGE. IL TOMBAIT DU DISQUE, APPAREMMENT.
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