— Ou des flèches plus lentes ?
— Hé bé, peut-être bien. »
Teppic eut conscience d’une légère bousculade à côté de son menton. Une petite tortue passait près de lui à toute allure. Sa carapace portait plusieurs traces de ricochets.
« On va essayer une dernière fois, décida le petit gros. Il se tourna vers les esclaves : Té, vous tous… Allez me la chercher, cette tortue. »
Le petit reptile lança à Teppic un regard à la fois de prière et d’espoir. Le jeune homme le considéra, puis il le souleva doucement et le fourra derrière un caillou.
Il se laissa glisser en arrière jusqu’à Ptorothée en bas de la dune.
« Il se passe des choses vraiment bizarres de l’autre côté, dit-il. Ils tirent des flèches sur des tortues.
— Pourquoi ?
— Allez savoir. Ils ont l’air de croire que les tortues devraient pouvoir aller plus vite.
— Quoi ? Plus vite qu’une flèche ?
— Comme je vous dis. Vraiment bizarre. Vous, vous restez ici. Je sifflerai s’il n’y a pas de danger et que vous pouvez venir.
— Vous ferez quoi s’il y en a, du danger ?
— Je crierai. »
Il regrimpa la dune puis, après s’être brossé les vêtements du plus de sable possible, il se releva et agita son chapeau en direction du groupe. Une flèche le lui arracha des mains.
« Boudie, fit le petit gros. Pardon ! »
Il se précipita sur le sable piétiné pour rejoindre Teppic qui contemplait ses doigts endoloris.
« C’est parti tout seul, haleta-t-il. Mille excuses, j’ai oublié qu’il y avait une flèche. Qu’est-ce que vous allez penser de moi ? »
Teppic prit une profonde inspiration.
« Je m’appelle Xénon, hoqueta le petit gros sans lui laisser le temps de parler. Vous êtes blessé ? On a mis des panneaux pour prévenir, j’en suis sûr. Vous avez traversé le désert ? Vous devez avoir soif. Vous voulez boire ? Vous êtes qui ? Vous n’auriez pas vu une tortue là-haut, des fois ? Rapides, ces bestioles, elles s’esbignent à une de ces vitesses, pas moyen de les arrêter, ces saletés. »
Teppic se dégonfla de nouveau.
« Les tortues ? fit-il. Vous parlez de ces trucs, là, les cailloux à pattes ?
— C’est ça, c’est ça, répondit Xénon. Vous les quittez des yeux une seconde et vraoum !
— Vraoum ? » répéta Teppic. Il connaissait les tortues. Il y en avait dans le Vieux Royaume. On pouvait les qualifier entre autres de végétariennes, patientes, réfléchies, voire de maniaques sexuelles extrêmement assidues et obstinées, mais jamais à ce jour de rapides. L’adjectif « rapide » s’associe facilement aux tortues parce qu’elles ne le sont pas.
« Vous êtes sûr ? reprit-il.
— Vé, c’est l’animal le plus rapide [24] Pour quiconque ne dispose pas d’un tel système de référence logique, l’animal le plus rapide [33] du Disque est le puzuma ambigu, névrosé au dernier degré, qui se déplace si vite qu’il approche réellement la vitesse de la lumière dans le champ magique discal. Ce qui veut dire que si vous voyez un puzuma, il n’est pas là. La plupart des puzumas mâles meurent jeunes d’une défaillance grave de la cheville due au fait qu’ils courent très vite derrière des femelles qui ne sont pas là et, bien sûr, qu’ils atteignent une masse suicidaire conformément à la théorie de la relativité. Les autres meurent du principe d’incertitude de Heisenberg, vu qu’il leur est impossible de savoir qui et où ils sont en même temps, et la perte intermittente de concentration que le phénomène engendre implique que le puzuma n’a conscience de son identité qu’au repos – d’ordinaire à une quinzaine de mètres dans les débris de la montagne qu’il vient de percuter à une vitesse quasi luminique. On raconte que le puzuma a environ la taille du léopard, une robe plutôt unique à carreaux noirs et blancs, même si les spécimens que les sages et les philosophes du Disque ont découverts les ont poussés à déclarer qu’à l’état naturel le puzuma est plat, très mince et mort.
de toute la face du Disque, la tortue commune, fit Xénon qui eut tout de même la délicatesse de prendre un air fuyant. Logiquement, j’entends », ajouta-t-il.
Le grand maigre fit un signe de tête à Teppic.
« Ne fais pas attention à lui, mon garçon. Il cherche seulement à se couvrir à cause de l’incident de la semaine dernière.
— La tortue a bel et bien battu le lièvre, fit Xénon d’un air boudeur.
— Le lièvre était bel et bien mort, répliqua le grand maigre avec patience. Parce que tu lui as lâché une flèche dessus.
— Je visais la tortue. Tu sais, quand on veut combiner deux expériences, réduire le temps de recherche qui coûte si cher, utiliser au maximum… » Xénon agita son arc où une nouvelle flèche était encochée.
« Excusez-moi, fit Teppic. Vous ne pourriez pas le poser une minute ? Mon amie et moi, on vient de loin et on aimerait bien ne plus se faire tirer dessus. »
Les deux hommes n’avaient pas l’air dangereux, se disait-il, et il le croyait presque.
Il siffla. En réponse au signal, Ptorothée apparut après avoir fait le tour de la dune en conduisant Sale-Bête. Teppic doutait que son costume eût la moindre poche, mais elle avait trouvé moyen de rectifier son maquillage, de se remettre du khôl aux yeux et de se relever les cheveux. Elle ondula vers le groupe comme un serpent pris dans un dérapage, décidée à frapper les étrangers de tout l’impact de sa personnalité. Elle tenait aussi un objet dans l’autre main.
« Elle a retrouvé la tortue ! fit Xénon. Bravo ! » Le reptile rentra aussitôt dans sa carapace. Les yeux de Ptorothée fulgurèrent. Elle n’avait pas grand-chose au monde en dehors d’elle-même et n’appréciait pas qu’on salue en elle une vulgaire porteuse de testudinidés.
Le grand maigre soupira. « Tu sais, Xénon, dit-il, je ne peux pas m’empêcher de penser que tu comprends mal cette histoire de tortue et de flèche. »
Le petit gros lui lança un regard noir. « L’ennui avec toi, Ibid, c’est que tu te prends pour la plus grande putain d’autorité en tout. »
* * *
Les dieux du Vieux Royaume se réveillaient.
La foi est une force. Une force faible, comparée à celle de la gravitation ; quand il s’agit de déplacer des montagnes, la gravitation gagne à tous les coups. Mais néanmoins la foi existe, et maintenant que le Vieux Royaume était refermé sur lui-même, qu’il flottait débarrassé du reste de l’univers, qu’il dérivait loin du consensus général qu’on affuble du nom de réalité, la puissance de la foi se faisait sentir.
Durant sept mille ans, le peuple du Jolhimôme avait cru en ses dieux.
Maintenant ses dieux existaient. Et il avait droit, comme qui dirait, à toute la bande.
Ainsi le peuple du Vieux Royaume apprenait par exemple que Vut, le dieu du Soir à tête de chien, a bien meilleure allure en peinture sur un pot que lorsque qu’il titube dans la rue sur ses soixante-dix pattes en grognant et en dégageant une odeur infecte.
Assis dans la salle du trône, le masque d’or sur les genoux, Dios fixait l’obscurité dehors. Les prêtres de rang inférieur groupés près de la porte prirent enfin leur courage à deux mains et vinrent vers lui avec autant d’entrain qu’à l’approche d’un lion rugissant. Nul ne s’inquiète davantage des manifestations physiques réelles d’un dieu que ses prêtres ; c’est comme recevoir la visite inopinée d’un polyvalent.
Seul Koomi resta un peu à l’écart des autres. Il réfléchissait dur. Des pensées curieuses et originales s’amassaient le long de circuits neuraux rarement fréquentés et partaient dans des directions inimaginables. Il voulait voir où elles aboutissaient.
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