Orson Card - L'apprenti

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Au bord de la rivière Hatrack, près des forêts profondes où règne encore l’homme rouge, un enfant va naître en des circonstances tragiques. Un enfant au destin exceptionnel. Septième fils d’un septième fils, il détiendra, dit-on, les immenses pouvoirs d’un « Faiseur ! ». Si les forces du mal ne parviennent à le détruire. Car il existe un autre pouvoir, obscur, prêt à tout pour l’empêcher de vivre et de grandir.
Nous sommes dans les années 1800, sur la terre de pionniers américains. Mais dans ce monde parallèle opèrent charmes et sortilèges, on y possède des « talents » à la dimension de pouvoirs et, les ombres de présences bienveillantes ou maléfiques rôdent dans la nature. Un récit magique et flamboyant où l’enjeu n’est rien moins que le destin du monde.

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— Chicaneau a b’soin d’connaître les conséquences, dit le shérif.

— J’reviendrai pas, dit Chicaneau.

— Priez Dieu qu’il vous pardonne, fit le pasteur.

— Comptez-y. » Chicaneau signa le papier.

Le soir même il partait à cheval, une traite de vingt-cinq mille piastres en poche, des vêtements de rechange et des provisions pour une semaine sur une bête de charge qui suivait. Personne ne lui dit au revoir. Les esclaves chantaient des chansons d’allégresse dans les cases derrière lui. Son cheval fertilisa le bout de l’allée. Et Chicaneau n’avait qu’une pensée en tête. Le Surveillant me déteste, sinon rien de tout ça ne serait arrivé. Il n’y a qu’un moyen de regagner Son amour. C’est de trouver cet Alvin Smith, de le tuer et de reprendre mon petit, le dernier esclave qui m’appartienne encore.

Ensuite, ô mon Surveillant, me pardonneras-Tu et guériras-Tu mon âme des horribles blessures que Ton fouet lui a infligées ?

XXI

Alvin compagnon

Alvin passa tout l’été chez lui, à Vigor Church, et refit connaissance avec sa famille. Les gens avaient changé, et pas qu’un peu : Cally était à présent adulte, Mesure avait femme et enfants, les bessons Économe et Fortuné avaient épousé deux sœurs françaises de Détroit, quant à p’pa et m’man, ils grisonnaient l’un comme l’autre et se déplaçaient plus lentement qu’Alvin ne l’aurait souhaité. Mais certaines caractéristiques restaient les mêmes ; ils débordaient toujours tous de gaieté, tous ceux de la famille, et les ténèbres qui s’étaient abattues sur Vigor Church après le massacre de la Tippy-Canoe, elles s’étaient – comment dire ? – non pas dissipées mais plutôt muées en ombres derrière toutes choses, aussi les événements joyeux de la vie n’en paraissaient-ils par contraste que plus joyeux encore.

Ils se prirent tous aussitôt d’amitié pour Arthur Stuart. Il était si jeune qu’il entendit tous les hommes du village lui raconter l’histoire de la Tippy-Canoe, et sa seule réaction fut de leur raconter à son tour la sienne propre, en réalité un méli-mélo d’histoires : celle de sa vraie maman, celle d’Alvin et celle des pisteurs, dans laquelle sa maman blanche en avait tué un avant de mourir.

Alvin évitait autant que possible de lui corriger ses erreurs. En partie parce qu’il ne voyait pas pourquoi il lui ferait remarquer qu’il se trompait, puisque c’était comme ça qu’il aimait raconter les événements. Et en partie par chagrin, car il se rendait peu à peu compte qu’Arthur Stuart ne parlait plus avec d’autre voix que la sienne. Les gens d’ici ne connaîtraient jamais le plaisir de l’entendre renvoyer leurs voix comme un écho. Même sans ça, ils adoraient entendre causer le gamin parce qu’il se souvenait toujours des mots qu’on avait prononcés, sans en oublier une syllabe. Pourquoi Alvin aurait-il gâché ce qui restait du talent d’Arthur Stuart ?

Alvin se disait aussi que ce qu’il gardait pour lui, nul ne le répéterait jamais. Par exemple, il existait certain paquet de toile que personne n’avait jamais vu ouvert. Il aurait été dangereux de répandre le bruit qu’on avait aperçu un objet en or à Vigor Church ; le village, qui n’avait pas beaucoup de visiteurs depuis le jour funeste du massacre de la Tippy-Canoe, ne tarderait pas à voir débarquer plus de gens qu’il n’en souhaitait, et tous de la pire espèce, qui chercheraient de l’or sans se soucier du mal causé en chemin. Aussi cacha-t-il à tout le monde son soc d’or, et la seule personne à savoir qu’il gardait un secret, ce fut Aliénor, sa peu bavarde de sœur.

Alvin passa la voir au magasin qu’elle et Armure-de-Dieu tenaient sur la place du village depuis toujours, avant même qu’il existât une place du village. Autrefois, c’était le rendez-vous des voyageurs, rouges et blancs, qui venaient de loin pour y trouver des cartes et apprendre les nouvelles, à l’époque où le pays se composait encore essentiellement de forêts, du Mizzipy jusqu’à Dekane. Aujourd’hui, le magasin était toujours achalandé, mais de gens du cru venus acheter ou entendre échos et ragots du monde extérieur. Comme Armure-de-Dieu était le seul adulte de Vigor Church que la malédiction de Tenskwa-Tawa ne concernait pas, il restait le seul à pouvoir sortir facilement pour acheter des marchandises et recueillir des informations qu’il ramenait aux fermiers et commerçants du village. Ce jour-là justement, Armure-de-Dieu était parti pour la ville de Mishy-Waka, où il devait prendre des commandes de verrerie et de porcelaine. Alvin ne trouva donc qu’Aliénor et son aîné, Hector, à tenir boutique.

Il y avait quelques différences avec autrefois. Aliénor, presque aussi versée dans les charmes qu’Alvin, ne se sentait plus obligée de les dissimuler au milieu de motifs de paniers de fleurs suspendus ni parmi des herbes soigneusement disposées dans sa cuisine. Certains sortilèges s’étalaient désormais au grand jour, ce qui signifiait qu’ils y gagnaient beaucoup en efficacité et en puissance. Armure-de-Dieu devait s’être un peu assagi et moins détester les charmes et les pouvoirs occultes. Une bonne chose ; c’était pénible, dans le temps, de voir Aliénor faire semblant d’être ce qu’elle n’était pas et d’ignorer ce qu’elle savait.

« J’ai amené quèque chose, dit Alvin.

— J’vois ça, dit Aliénor. Tout enveloppé dans un sac de toile, ça bouge pas plusse que du caillou, pourtant y m’semble que c’est vivant à l’intérieur.

— T’occupe pas d’ça, dit Alvin. Ce qu’y a là-d’dans, y a que moi qui dois l’voir. »

Aliénor ne posa pas de questions. Elle savait très bien, après ce que venait de dire Alvin, pourquoi il avait apporté son mystérieux paquet. Elle demanda à Hector de servir les clients qui viendraient à entrer, puis entraîna son frère dans la nouvelle réserve où ils entreposaient leurs marchandises, telles qu’une douzaine d’espèces de haricots en tonneaux, de la viande salée en barils, du sucre en cornets de papier, du sel fin en pots hermétiques et des épices en jarres toutes différentes. Elle alla directement au plus rempli des tonneaux de haricots, une espèce mouchetée de vert qu’Alvin n’avait encore jamais vue.

« Y a pas une grosse demande pour ces feuves-là, dit-elle. M’est avis qu’on y verra jamais l’fond, à c’tonneau. »

Alvin déposa le soc, enveloppé dans sa toile, sur le dessus des haricots. Puis il incita les haricots à lui ouvrir un passage ; ils s’écoulèrent comme de la mélasse autour du paquet qui sombra directement jusqu’au fond. Il ne demanda même pas à Aliénor de se tourner, vu qu’elle le savait capable de ce genre de prodige depuis tout petit.

« J’connais pas ce qui vit là-d’dans, fit Aliénor, mais ça va pas mourir desséché dans l’fond de c’tonneau, des fois ?

— Ça mourra jamais, dit Alvin, en tout cas pas d’la façon que l’monde vieillit et meurt. »

Aliénor céda juste assez à la curiosité pour dire : « J’voudrais ta promesse que si jamais quelqu’un connaît c’que c’est, je l’connaîtrai aussi. »

Alvin accepta de la tête. C’était une promesse qu’il pouvait tenir. Pour l’instant, il ne savait pas quand ni comment il montrerait ce soc à quelqu’un, mais s’il existait une personne capable de tenir un secret, c’était bien cette taiseuse d’Aliénor.

Il resta donc à Vigor Church, dormant dans son ancienne chambre chez ses parents ; il y resta des semaines, qui le menèrent jusqu’en juillet, et pendant tout ce temps il se montra peu bavard sur ce qu’il avait vécu durant ses sept ans d’apprentissage. À la vérité, il ne parla guère plus qu’il n’était nécessaire. Il se promena dans la région, rendit des visites en compagnie de son père ou de sa mère, sans faire trop d’histoires pour soigner un mal de dents et un os cassé par-ci, une plaie purulente ou une maladie par-là. Il aida au moulin ; il loua ses services dans d’autres fermes pour le travail des champs et de la grange ; il se bâtit une petite forge et pratiqua de menues réparations et soudures, toutes tâches qu’un forgeron peut effectuer sans enclume digne de ce nom. Et tout ce temps-là, il n’ouvrit d’ordinaire la bouche que lorsqu’on lui adressa la parole et n’en dit pas beaucoup plus qu’il n’était nécessaire pour faire son ouvrage et qu’on lui passe à manger à table.

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