« Je ne voulais pas vous offenser, Hipparque, murmura Péga. C’est simplement que… » Sa remarque se perdit dans le bruit d’une vague qui brisa.
« Non, lui dis-je, vous avez raison. D’après tout ce que je sais sur lui, ce fut un homme dur, et cruel aussi, si j’en crois sa réputation, bien qu’il ne l’eût peut-être pas reconnu lui-même. Il est aussi bien possible que Valéria l’ait épousé pour accéder au trône en dépit de ses protestations répétées du contraire. Son deuxième époux l’aura au moins rendue heureuse. »
Odilo eut un gloussement de joie. « Bien envoyé, s’gneur. Le point est à vous. Il faut prendre garde, Péga, lorsque l’on croise le fer avec un soldat. »
Thaïs se leva, étreignant un pied de table d’une main et pointant dans une direction avec l’autre. « Regardez ! »
C’était une voile. Par moments soulevée si haut que l’on avait le temps d’apercevoir un bref instant la coque noire en dessous, tandis qu’à d’autres on le perdait presque de vue, lorsqu’elle s’enfonçait en tournoyant dans les tranchées liquides. Nous criâmes, tous, jusqu’à l’extinction de voix, bondissant et agitant les bras ; finalement je pris Péga sur mes épaules, en un équilibre aussi précaire que celui que j’avais dû conserver dans le howdah bringuebalant, sur le dos du balouchitère de Vodalus.
Le vent étouffa la voile tendue sur une bôme. Péga poussa un grognement. « Ils coulent !
— Non, lui dis-je, ils virent de bord. »
À son tour, leur petit foc se vida et se mit à claquer avant de se gonfler à nouveau. Je ne saurais dire au juste combien de respirations ou de battements de cœur s’égrenèrent avant que nous vissions le beaupré fendre le ciel comme une oriflamme sur une colline verte ; rarement le temps s’est écoulé aussi lentement pour moi, et je crois que j’aurais pu en dénombrer des milliers.
Encore un instant, et le bateau se retrouva à une longueur de nous, une corde filant par l’arrière. Je plongeai, sans savoir si les autres me suivraient, mais convaincu que je leur serais plus utile sur le bateau que sur le radeau.
Instantanément, je fus envahi de l’impression d’avoir plongé dans un autre monde, encore plus surnaturel que celui du ruisseau Madregot. Les vagues agitées et le ciel nuageux s’évanouirent comme s’ils n’avaient jamais existé. Je ressentis un courant puissant sans que j’eusse pu dire par quel moyen j’en avais conscience ; car les pâturages inondés de mon pays inondé avaient beau défiler en dessous de moi, tandis que de leurs membres suppliants les arbres m’adressaient des signes, l’eau elle-même semblait en repos. C’était comme si je voyais Teur roulant lentement dans le vide.
Finalement j’aperçus un cottage dont les murs et la cheminée de pierre étaient encore debout ; sa porte ouverte avait l’air d’une invitation. Je ressentis une terreur soudaine et me mis à nager vers le haut, vers la lumière, avec autant de désespoir que lorsque j’avais manqué me noyer dans Gyoll.
Ma tête creva la surface ; de l’eau coulait de mes narines. Pendant un instant, je crus que le bateau comme le radeau avaient disparu, mais une vague souleva le bateau et j’aperçus sa voile défraîchie. Je savais que j’étais resté longtemps sous l’eau, même si je ne m’en étais pas rendu compte. Je nageai aussi vite que je pus, mais je pris bien garde de conserver le visage hors de l’eau et de fermer les yeux lorsqu’une vague me submergeait.
Odilo se tenait à la poupe, une main sur le gouvernail ; lorsqu’il me vit, il agita un bras et me lança des encouragements que je ne pus entendre. Au bout d’un instant, la bouille ronde de Péga apparut au-dessus du plat-bord ; puis une autre figure, brune et ridée, que je ne connaissais pas, se joignit à elle.
Une vague m’enleva comme une chatte soulève son chaton ; je plongeai dans son creux et y trouvait le cordage flottant. Odilo abandonna la barre (de toute façon maintenue par une amarre, comme je le découvris en grimpant à bord) et vint m’aider à me hisser sur l’embarcation. Ses œuvres mortes ne faisaient que deux coudées, et je n’eus pas de mal, après avoir posé le pied sur le gouvernail, à basculer par-dessus le plat-bord de la poupe.
Alors que Péga ne me connaissait même pas d’une veille, elle m’étreignit dans ses bras comme un gros jouet en peluche.
Odilo, lui, s’inclina comme si nous étions présentés l’un à l’autre dans l’hypogée Amaranthine. « S’gneur, je craignais fort que vous n’ayez perdu la vie dans cette tourmente ! » Il s’inclina de nouveau. « Il est excessivement agréable ainsi que tout à fait étonnant, s’gneur, si je puis me permettre, s’gneur, de vous revoir, s’gneur ! »
Péga fit plus simple. « On a tous cru que vous étiez mort, Sévérian ! »
Je lui demandai où se trouvait l’autre femme lorsque je l’aperçus, grâce au contenu d’un seau qui retournait à l’inondation, par-dessus bord. Femme de bon sens, elle écopait ; femme de sens pratique, elle écopait selon la direction du vent.
« Elle est à bord, s’gneur. Nous sommes maintenant tous à bord, s’gneur. J’ai moi-même été le premier à rejoindre cette embarcation. » Odilo gonfla la poitrine avec un orgueil bien pardonnable. « J’ai pu quelque peu aider ces dames, s’gneur. Mais on ne vous voyait plus nulle part, s’gneur. Nous sommes extrêmement contents, s’gneur, absolument ravis… » Il se ressaisit. « Non pas qu’un jeune officier ayant votre physique et certainement l’auteur de bien des prouesses eût pu être aucunement en réel danger, s’gneur, là où d’humbles personnes comme nous s’en sont sorties saines et sauves. De justesse, à vrai dire, s’gneur. Vraiment de justesse, s’gneur. Et cependant les jeunes femmes s’inquiétaient beaucoup pour vous, s’gneur, ce que vous voudrez bien leur pardonner, j’espère.
— Il n’y a rien à pardonner, répondis-je. Je vous remercie tous pour votre aide. »
Le vieux marin auquel appartenait le bateau fit quelques gestes compliqués (à demi dissimulés par son épaisse cape) que je fus incapable d’interpréter, puis cracha dans le vent.
« Notre sauveur, continua Odilo, rayonnant, s’appelle…
— Rien à foutre, l’interrompit sèchement le marin. Z’allez là-bas régler la grand-voile. Le foc est emmêlé, aussi. Traînez pas, sinon on va se retourner. »
Mon voyage sur le Samru datait de plus de dix ans, mais j’avais appris alors à démêler les gréements et n’avais pas oublié. J’avais fini de dégager la vergue de la grand-voile avant que Péga et Odilo n’aient eu le temps de sonder les mystères pourtant simples de son fonctionnement ; puis, m’aidant de l’accore, je libérai le foc et déployai la toile.
Nous passâmes le reste de la journée dans la peur de la tempête, fuyant devant les vents puissants qui la précédaient ; toujours nous nous échappions, jamais nous n’étions sûrs d’être à l’abri. Le danger parut s’atténuer à la tombée de la nuit, et nous mîmes à la cape. Le marin nous donna à chacun un gobelet d’eau, une tranche de pain dur et un bout de viande fumée. Je me sentais de l’appétit, mais je découvris que j’étais en réalité affamé, comme tous les autres.
« Il faut garder un œil ouvert, des fois qu’on trouverait quelque chose à se mettre sous la dent », déclara-t-il d’un ton solennel aux femmes et à Odilo. « Quand il y a un naufrage, il arrive qu’on trouve des boîtes de biscuits ou des barils d’eau douce, de temps en temps.
Et question naufrage, c’est bien le pire que j’ai jamais vu, m’est avis. » Il se tut un instant, plissant les yeux vers son vaisseau et les flots environnants, encore éclairés par les derniers feux du Nouveau Soleil, pourtant déjà passé derrière l’horizon. « Il y a des îles – ou il y en avait – mais on risque de ne pas les trouver, et on n’a pas assez d’eau et de nourriture pour atteindre les terres Xanthiques.
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