— Tanis a raison, dit Caramon. Raistlin n’en peut plus. Je vais le voir.
Abandonnant le chevalier et le demi-elfe, il se hâta de rejoindre son frère.
— Laisse-moi t’aider, Raist.
Raistlin secoua la tête et se déroba au geste de Caramon, qui haussa les épaules mais resta près de lui.
— Pourquoi réagit-il ainsi ? demanda Tanis à Sturm.
— Histoires de famille. Les liens du sang…
Sturm avait parlé comme à regret. Il allait poursuivre, mais la vision du demi-elfe portant la barbe d’un humain l’en empêcha. Tanis comprit ce qui avait traversé l’esprit du chevalier. La famille, les liens du sang… Un demi-elfe ne pouvait pas le comprendre.
— Allez, viens, grogna Tanis, ne traînons pas.
Le petit groupe laissa derrière lui les grands arbres de Solace pour pénétrer dans la forêt de pins qui bordait le lac Crystalmir. Tanis entendit des bruits confus dans le lointain. Ils ont dû trouver les cadavres, se dit-il.
Venu d’on ne sait où, Tass surgit devant eux.
— Il y a à peine une lieue d’ici jusqu’au lac, dit-il. Je vous retrouverai là-bas, au bout du chemin.
Avant que Tanis ait pu souffler mot, il avait disparu.
— Où est le kender ? grommela Flint tandis qu’ils entraient dans la forêt.
— Nous le retrouverons au lac, répondit Tanis.
— Au lac ? dit Flint en ouvrant de grands yeux. Quel lac ?
— Il n’y en a qu’un par ici, Flint, dit Tanis, se retenant de rire. Marchons. Inutile de perdre du temps.
— Je pensais que nous allions juste nous cacher un moment dans les bois, râla Flint.
— Nous allons prendre un bateau.
— Ça, jamais ! grommela le nain. Je ne mettrai pas le pied sur un bateau !
— Flint, ton accident remonte à dix ans, s’impatienta Tanis. Écoute, je ferai en sorte que Caramon se tienne tranquille.
— Pas question ! J’en ai fait le serment.
— Tanis, chuchota Sturm derrière lui, je vois des lumières.
— Malédiction !
Autour de Solace, des torches apparaissaient çà et là parmi les grands arbres. On était à leur poursuite. Tanis se dépêcha de rattraper Caramon, Raistlin et les barbares. Ils pressèrent l’allure. Derrière eux, Flint s’essoufflait en grognant.
— Flint ne viendra pas avec nous, dit Sturm. Il a une peur bleue des bateaux depuis que Caramon a failli le noyer par inadvertance. N’étant pas là, tu n’as pas pu voir dans quel état il s’est mis après que nous l’eûmes repêché.
— Il viendra, dit Tanis en soufflant. Il est notre aîné, et il ne peut nous laisser affronter seuls le danger.
Tanis ne vit plus les lumières ; mais ils étaient sans doute trop loin pour les apercevoir. L’intelligence de Maître Toede ne leur avait pas laissé une impression inoubliable, pourtant il ne fallait pas être grand clerc pour déduire que le groupe se dirigerait vers le lac.
— Nous sommes arrivés, fit remarquer Caramon.
Tanis poussa un soupir de soulagement en découvrant les eaux houleuses.
— Où est Tass ?
— Là, je crois, dit Caramon, pointant le doigt sur une masse sombre flottant aux abords de la berge.
Tanis distingua à peine l’aura rougeoyante du kender perché sur une grande barque.
Dans le ciel constellé d’étoiles, Lunitari, la lune rousse, se levait à la surface de l’eau. Solinari, sa compagne, mirait sa robe d’argent sur le lac.
— Nous ferons des cibles idéales ! déplora Sturm.
Tasslehoff tâtonnait dans l’obscurité à la recherche d’un point d’ancrage. Voyant les signaux de Tanis, il sauta devant le bateau et le tira vers le rivage.
— Tu veux nous faire tous monter dans la même barque ? déclara Flint, horrifié. Tu as perdu la tête, demi-elfe !
— Le bateau est grand, dit Tanis.
— Non, je n’irai pas. S’agirait-il des légendaires bateaux ailés de Tarsis, que je n’irais pas davantage ! Je préfère tenter ma chance contre le Théocrate !
Tanis ignora le nain fulminant et fit un signe à Sturm.
— Fais monter tout le monde à bord. Nous arrivons dans un instant.
— Ne tardez pas trop, répondit Sturm. Écoute…
— J’entends, dit Tanis.
— D’où viennent ces bruits ? s’enquit Lunedor.
— Les gobelins sont à nos trousses ; ils communiquent grâce à ces sifflements. Ils vont bientôt entrer dans le bois.
Lunedor acquiesça, puis elle échangea quelques mots avec son compagnon, qui fit de grands gestes en direction des bois.
Il est en train de la convaincre de se séparer de nous , comprit Sturm.
— Rivebise, gue-lando ! dit Lunedor sèchement.
Sturm vit le visage du barbare se durcir. Sans un mot, il marcha vers l’embarcation. Lunedor paraissait soucieuse.
— Puis-je faire quelque chose pour toi, ma dame ? demanda galamment Sturm.
— Non. Il règne sur mon cœur, mais je règne sur sa volonté. Jadis, quand nous étions jeunes, nous pensions que nous pourrions oublier cela. Mais j’ai trop longtemps été fille de chef.
— Pourquoi se méfie-t-il de nous ?
— Il est victime des préjugés de notre peuple, répondit Lunedor. Les tribus des plaines ne se fient qu’aux humains. La barbe de Tanis n’empêche pas de voir qu’il est un demi-elfe. Et il y a le nain et le kender.
— Et toi, ma dame ? Pourquoi nous fais-tu confiance ? N’as-tu pas les mêmes préjugés ?
— Petite fille, j’étais une princesse pour mon peuple. J’en étais aussi la prêtresse. Les gens de ma tribu m’adoraient comme une déesse. J’y ai cru, et j’aimais cela. Puis quelque chose est arrivé.
Elle resta silencieuse, l’œil perdu dans le vague.
— Qu’est-il arrivé ? reprit Sturm.
— Je suis tombée amoureuse d’un berger, dit Lunedor en regardant Rivebise.
Avec un grand soupir, elle marcha vers le bateau.
Quand chacun fut monté à bord, Caramon s’enquit du nain auprès de Sturm.
— Flint dit qu’il préfère griller à petit feu plutôt que monter sur un bateau, car au moins il mourra au chaud et au sec.
— Je vais le chercher, et le déposer ici de force, dit Caramon.
— Cela n’arrangera rien. C’est toi qui a failli le noyer, n’oublie pas. Laisse faire Tanis, il est plus diplomate.
Ils virent Tanis et le nain se serrer la main. Puis le demi-elfe accourut vers le bateau, seul.
— Buté comme un nain, dit le proverbe, maugréa Caramon, et celui-là a eu cent quarante-huit années pour se perfectionner. Bref, il va nous manquer. Il m’a sauvé la vie plusieurs fois. Laisse-moi aller le chercher. Un coup de poing dans la mâchoire et il se retrouvera sur le bateau en croyant être dans son lit.
Tanis, hors d’haleine, avait grimpé à bord.
— Non, Caramon. Flint ne nous le pardonnerait jamais. Ne te fais pas de souci pour lui, il retourne dans les collines.
Caramon sauta dans l’eau pour pousser l’embarcation. Quelqu’un cria du rivage.
— Attendez ! (C’était Flint, qui courait entre les arbres.) Arrêtez ! Je viens avec vous !
Les lumières des torches trouèrent le feuillage sombre des bois.
— Flint, les gobelins ! cria Tanis. Ils sont derrière toi ! Vite !
Sans demander son reste, le nain accéléra l’allure, une main sur la tête pour tenir son casque.
— Je vais couvrir sa fuite, dit Tanis en prenant son arc.
Le demi-elfe était le seul à pouvoir distinguer les gobelins à la lueur des torches. Caramon immobilisa l’embarcation et Tanis visa le premier monstre. La flèche l’atteignit en pleine poitrine. Les gobelins ralentirent et prirent leurs arcs. Tanis encochait une autre flèche quand Flint arriva sur la berge.
— Attendez-moi ! Je viens avec vous ! cria le nain en se jetant dans l’eau, où il disparut en bouillonnant.
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