Dans l’après-midi, un garde se présenta devant le capitaine, épuisé, et lui demanda de se rendre à la porte principale.
— Que se passe-t-il encore ? J’en ai assez de…
— Il s’agit de deux officiers qui voudraient entrer avec leurs prisonniers.
La cité était déjà bondée de captifs et d’esclaves. Un de plus, un de moins… Et les troupes de Kitiara s’apprêtaient à faire leur entrée… Il fallait qu’il soit présent pour les accueillir avec les honneurs.
— Quel genre de prisonniers ? demanda le capitaine, qui ne voulait pas rater la Dame Noire. Des draconiens ivres ? Tu n’as qu’à les…
— Je crois que tu ferais mieux de venir, capitaine, dit le gobelin qui, transpirant à grosses gouttes, dégageait une odeur pestilentielle. Il y a un couple d’humains et un kender.
— Je te dis… (Le capitaine s’arrêta. Incommodé par la puanteur, il fronça le nez.) Un kender ? s’exclama-t-il avec intérêt. N’y aurait pas aussi un nain, par hasard ?
— Pas que je sache. Mais il est possible que je ne l’aie pas remarqué.
— J’arrive…
Le calme était revenu. Akarias et ses troupes installés à l’intérieur de la cité, Kitiara et les siennes en approchaient en ordre serré. La réception allait commencer. Le capitaine jeta un coup d’œil sur le groupe qui attendait devant les portes.
Deux officiers draconiens pour trois minables prisonniers ! Il étudia leur physionomie. Deux jours auparavant, on lui avait signalé un nain voyageant avec un kender, qu’il fallait surveiller. Il pouvait y avoir avec eux un seigneur et une jeune fille aux cheveux d’argent, tous les deux elfes. La fille était en réalité un dragon. C’était les amis de l’elfe prisonnière de la Reine et on s’attendait à ce qu’ils tentent de la libérer.
Bon, il y avait là un kender, c’était vrai. Mais la femme avait des cheveux roux et bouclés ; si elle était un dragon, le capitaine voulait bien manger sa cotte de mailles. Quand au vieil homme à la barbe embroussaillée, ce n’était ni un nain, ni un seigneur elfe. Il se demanda pourquoi les deux officiers s’étaient donné la peine d’arrêter cet étrange échantillon d’épaves.
— Je n’ai pas de temps à perdre ! Débarrasse-moi de cette racaille d’un coup d’épée, les prisons débordent. Allez, ouste !
— Quel gâchis ! dit le plus costaud des deux officiers en poussant la fille rousse devant lui. Elle pourrait rapporter gros sur le marché aux esclaves !
— Tu n’as pas tort, marmonna le capitaine, jaugeant du regard les formes généreuses qui se dessinaient sous l’armure de la rousse. Mais je me demande ce que tu obtiendrais pour ceux-là ! Liquide-les !
Cette réponse plongea l’officier dans un profond désarroi. Avant qu’il puisse se ressaisir, l’autre officier, qui jusque-là, s’était tenu à l’écart, fit un pas en avant.
— L’homme est un magicien, dit-il, et nous soupçonnons le kender d’être un espion. Nous les avons capturés au Donjon de Dargaard.
— Fallait le dire tout de suite, au lieu de me faire perdre mon temps ! D’accord, emmène-les ! (La sonnerie de trompettes annonçant le cérémonial d’ouverture des portes retentit.) Je vais signer vos parchemins. Allez ! Vite, donnez-les-moi !
— Nous n’avons pas…, hasarda le grand officier.
— De quels documents parles-tu ? coupa son collègue, fouillant dans ses poches.
— De ton ordre de mission pour ces prisonniers ! fulmina le capitaine.
— Nous n’en avons pas reçu, capitaine, répondit le barbu. C’est une nouvelle règle ?
— Pas vraiment, répondit le capitaine, soudain soupçonneux. Mais comment se fait-il que vous ayez pu franchir les lignes sans laissez-passer ? Et comment comptez-vous repartir ? Ou ne pas repartir ? Peut-être un petit voyage avec l’argent que vous espérez gagner ici ?
— Non ! grogna le grand costaud. Notre commandant a oublié, c’est tout. Il a d’autres problèmes, et ce n’est peut-être pas le moment de te mettre martel en tête, si tu vois ce que je veux dire… ?
Les portes s’ouvrirent. Le capitaine poussa un soupir. À ce moment précis, il aurait dû être devant Kitiara pour saluer son arrivée.
— Emmène-les tous, ordonna-t-il à un soldat de la garde. On va leur montrer ce qu’on fait des déserteurs !
Il s’éloigna précipitamment, non sans avoir vérifié du coin de l’œil que ses ordres étaient exécutés. Les deux officiers avaient déjà les bras en l’air pour la fouille.
Pendant qu’un garde détachait son épée de son ceinturon, Caramon jeta un regard inquiet à Tanis. Tika, surprise que les choses tournent ainsi, n’avait pas l’air rassurée. Quant à Berem, dont le visage disparaissait presque sous de faux favoris, il semblait sur le point d’éclater en sanglots. Tass scrutait les alentours, cherchant une issue possible.
En échafaudant son plan, Tanis avait envisagé plusieurs cas de figure, mais il n’avait pas prévu celui-là. Se faire arrêter comme déserteur ! Si les gardes les mettaient en prison, tout était fini.
Dès qu’il retirerait son casque, les soldats verraient qu’il était un demi-elfe. Ils découvriraient ensuite que le vieil homme se nommait… Berem.
Une fois de plus, ce serait à cause de lui que tout échouerait. Sans lui, Caramon et les autres auraient pu s’en tirer. Sans lui…
Sous une salve de trompettes, un dragon bleu monté par un seigneur franchit les portes du temple. Le cœur de Tanis se serra, puis bondit dans sa poitrine. La foule criait le nom de Kitiara. Les gardes étant occupés à surveiller la populace pour assurer la protection du seigneur, Tanis se pencha vers le kender :
— Tass ! Tu vas dire à Caramon de continuer à jouer la comédie. Quoi que je tente, faites-moi confiance. Quoi qu’il arrive, c’est bien compris ?
Tanis avait parlé en langue elfe. Tass hocha la tête. Il y avait longtemps qu’il ne l’avait plus pratiquée. Tanis ne pouvait prendre le risque d’utiliser la langue commune. Il ne lui restait plus qu’à espérer que Tass avait compris. Déjà, le garde qui le surveillait lui ordonnait de se taire.
La foule commença à se disperser dans les rues. Les draconiens allaient pouvoir emmener leurs prisonniers.
Tanis trébucha soudain, entraînant dans sa chute le garde, qui s’étala de tout son long dans la poussière.
— Debout, ordure ! cria l’autre soldat en frappant le visage du demi-elfe avec le manche de son fouet.
Tanis agrippa le fouet et la main qui le tenait et tira d’un coup sec. Le garde culbuta cul par-dessus tête. L’espace d’une seconde, le demi-elfe fut libre.
Sous l’œil des soldats qui le suivaient, et devant un Caramon stupéfait, Tanis se rua vers le personnage qui trônait sur son dragon.
— Kitiara ! hurla-t-il.
Les gardes le rattrapèrent.
— Kitiara ! rugit-il à s’en faire éclater les poumons.
Se débattant comme un forcené, il réussit à se libérer une main et enleva son casque.
Entendant crier son nom, le seigneur draconien en armure bleu nuit se retourna. Tanis vit ses yeux bruns s’arrondir de surprise, et ceux du dragon se darder sur lui.
— Kitiara !
D’une secousse, il s’arracha aux mains des gardes et plongea en avant. Des draconiens se précipitèrent sur lui et le terrassèrent. Dans la mêlée, Tanis ne perdit pas de vue le regard du « seigneur ».
— Halte, Nuage ! dit Kitiara.
Tanis retint son souffle. Son cœur et sa tête lui faisaient mal, et du sang coulait de son front.
Il s’attendit à ce que Kitiara reconnaisse Caramon, son demi-frère. Pourvu que le grand guerrier lui fasse confiance !
Le capitaine de la garde arriva, écumant de rage. Il s’apprêtait à écraser la tête de Tanis d’un coup de botte quand une voix retentit :
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