— Flint, je ne veux pas que tu partes à l’aventure sans moi ! gémit Tass. Tu sais très bien que tu vas avoir un tas d’ennuis !
— Pour la première fois depuis que je te connais, j’aurai la paix ! grommela le nain. Je voudrais que tu prennes mon casque. Celui qui a une crinière de griffon. Allons, allons, mon garçon, fit-il en tapotant la main du kender, qui sanglotait, ne te mets pas dans un état pareil. J’ai eu une vie heureuse, des amis fidèles. J’ai vécu de terribles choses, mais de très belles aussi. Le monde a de nouvelles espérances. Cela m’embête de vous quitter au moment où tu as besoin de moi, Tanis. Mais je t’ai enseigné tout ce que je sais. Je sens que tout ira bien…, très bien.
Son souffle s’accéléra, puis il ferma les yeux. Tass laissa aller sa tête contre l’épaule de son ami. Soudain, Fizban réapparut ; le nain ouvrit les yeux.
— Je sais qui tu es, dit-il au vieux mage. Tu vas m’accompagner, n’est-ce pas ? Au moins un petit bout de chemin…, ainsi je ne serai pas seul. J’ai vécu si longtemps avec mes amis… que ça me fait un drôle d’effet de partir tout seul…
— Je viendrai avec toi, promit Fizban. Ferme les yeux et repose-toi. Les tracas de ce monde ne sont plus les tiens maintenant. Tu as le droit de dormir, à présent.
— Dormir, oui, j’en ai besoin. Réveille-moi quand tu seras prêt…, quand il sera temps de partir…
Flint ferma les yeux et exhala un soupir.
— Adieu, vieux camarade, dit le demi-elfe, la main sur le cœur de Flint.
— Flint, non ! Flint ! cria Tass, se jetant sur le corps de son ami.
Tanis prit le kender dans ses bras. Il se débattit furieusement, puis céda, épuisé. Collé contre l’épaule de Tanis, il pleura à chaudes larmes.
Le demi-elfe lui caressait la tête d’une main apaisante, quand son regard tomba sur le vieux magicien.
— Mais qu’est-ce que tu fais ? s’écria-t-il.
Il posa Tass sur le sol et se leva. Le vieillard avait chargé Flint dans ses bras et se dirigeait vers le cercle de rochers.
— Arrête ! tonna Tanis. Nous allons lui donner une sépulture et l’enterrer selon les rites !
Fizban tourna vers Tanis un visage empreint de gravité. Il portait le corps de Flint comme s’il ne pesait rien.
— Je lui ai promis qu’il ne ferait pas le voyage tout seul, dit-il simplement.
Il reprit sa marche vers les pierres. Tanis hésita, puis il lui emboîta le pas. Les autres regardaient la scène, ébahis.
Le demi-elfe courait derrière le vieil homme. Mais Fizban, pourtant lesté d’un pesant fardeau, se déplaçait avec une aisance incroyable, quasi aérienne. Tanis n’arrivait pas à le rattraper. Une sorte de lourdeur l’envahit. Ses efforts semblaient vains ; il avait l’impression de poursuivre un nuage.
Il rejoignit le vieux mage au moment où celui-ci atteignait le cercle de pierres. Résolument, il le franchit, avec une seule idée en tête : récupérer le corps de son vieil ami.
À l’intérieur du cercle, Tanis s’immobilisa. Ce qu’il avait d’abord pris pour une étendue d’eau inerte était en réalité de la pierre noire et brillante comme un miroir. Tanis se pencha pour sonder les profondeurs. Il découvrit avec stupéfaction des milliers d’étoiles. Elles étaient d’une telle netteté qu’il crut que la nuit était tombée. Mais au-dessus de lui, le ciel était toujours aussi bleu.
Parmi les étoiles, il vit les deux lunes. Son cœur battit la chamade. Il aperçut aussi la troisième, que seuls les magiciens les plus puissants avaient le pouvoir de détecter : le disque qui se détachait sur les ténèbres…, la lune noire.
Il reconnut même les zones sombres laissées par les constellations de la Reine des Ténèbres et du Vaillant Guerrier, qui avaient quitté le ciel.
Tanis se rappela les paroles de Raistlin : « Deux constellations manquent dans le ciel. Elle est descendue sur Krynn, et lui est venu pour la combattre…»
Il s’arracha à la contemplation de l’étrange surface sur laquelle Fizban posait maintenant le pied. Il voulut suivre le mage, mais il était dans l’incapacité de faire un pas. Autant tenter de sauter dans les Abysses !
Impuissant, il vit le vieillard parvenir au centre de la surface luisante, Flint niché dans ses bras comme un enfant qu’il ne faut pas réveiller.
— Fizban ! appela Tanis.
Le vieil homme poursuivit sa course parmi les étoiles. Tanis sentit le kender se glisser près de lui. Il lui prit la main et la serra très fort, comme il avait serré celle de Flint un moment auparavant.
Fizban arriva au milieu du cercle… et disparut.
Le kender se jeta en avant, mais Tanis le retint.
— Non, Tass, tu ne peux pas le suivre dans cette aventure. Ce n’est pas le moment. Reste avec moi. J’ai besoin de toi.
Tass comprit.
— Tanis, regarde ! s’exclama-t-il d’une voix chevrotante. La constellation est revenue !
Sur la surface noire, Tanis vit briller la constellation du Guerrier. Ses étoiles se mirent à scintiller de plus en plus, ponctuant la nuit de leur lueur bleutée.
Le demi-elfe leva les yeux vers le ciel. Il était sombre et vide.
4
Histoire de l’Homme Éternel
— Tanis !
C’était Caramon. Arraché à sa rêverie, Tanis revint à la réalité.
— Dieux du ciel ! Berem… !
Il traversa le plateau jonché de pierraille pour rejoindre Caramon et Tika. Ils contemplaient d’un air épouvanté le corps ensanglanté de l’Homme à la Gemme Verte.
Berem remua faiblement et poussa un gémissement. Il souffrait du souvenir de la douleur. La main sur le cœur, il se releva lentement. Hormis les taches de sang qui disparaissaient peu à peu, il ne restait plus trace de sa blessure.
— Rappelle-toi qu’on le surnomme l’Éternel, dit Tanis à Caramon, pâle comme un mort. Sturm et moi, nous l’avons vu se faire écraser par des tonnes de pierres, à Pax Tharkas. Il est mort des centaines de fois, et il est toujours vivant. Il prétend ne pas savoir pourquoi.
Il dévisagea Berem, qui lui opposa un visage méfiant.
— Mais tu le sais très bien, n’est-ce pas, Berem ? dit Tanis. Tu le sais, et tu vas nous le dire. Il y a trop de vies en jeu pour que tu te taises.
Berem baissa les yeux.
— Je regrette, pour ton ami, marmonna-t-il. Je… j’ai voulu l’aider, mais il n’y avait plus rien à faire…
— Je sais. Moi aussi, je regrette. De loin, je n’avais pas vu que… Je n’ai pas compris…
Tanis réalisa qu’il ne disait pas la vérité. Il ne voyait que ce qu’il voulait bien voir. Combien de fois, dans sa vie, avait-il perçu les choses telles qu’elles étaient ? C’était lui qui déformait tout. Il n’avait pas compris l’attitude de Berem, parce qu’il ne voulait pas comprendre ! Berem figurait la part d’ombre qu’il haïssait en lui-même. Il l’avait frappé et tué, mais c’était en réalité contre lui-même qu’il avait dirigé son épée.
Ce geste avait crevé l’abcès qui gangrenait son âme. Cette blessure-là guérirait. Le chagrin que lui causait la mort de Flint agissait comme un baume, et le ramenait à de meilleures dispositions. Tanis sentit s’alléger le poids de sa culpabilité. Quoi qu’il ait fait, il avait agi pour le bien. Il était temps qu’il accepte ses erreurs, et qu’il vive…
Peut-être Berem lut-il dans ses pensées ; Tanis vit dans son regard chagrin et compassion.
— Tanis, je suis fatigué, dit brusquement l’Éternel, tellement fatigué. J’envie le sort de Flint. Il repose en paix. Y parviendrai-je jamais ? J’ai si peur ! Je sens que la fin approche. Cela m’effraie !
— Nous avons tous peur ! soupira Tanis, frottant ses yeux rougis par les larmes. Tu as raison, la fin est proche, et elle ne s’annonce pas radieuse. C’est toi qui détiens la solution, Berem.
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