« Pendant de longues années, j’ai erré, incapable de trouver la paix, et je suis mort cent fois pour renaître aussitôt. Où que j’aille, j’entends parler des malheurs qui accablent le monde par ma faute. Puis les dragons et les draconiens sont apparus. Je sais, moi, ce qu’ils veulent. Je sais que la Reine a un pouvoir immense, et projette la conquête du monde. Il ne lui manque qu’une chose pour atteindre son but. Moi. Pourquoi ? Je l’ignore. Mais j’ai la sensation qu’on est en train de fermer une porte que quelqu’un essaye de forcer. Je suis tellement fatigué…
« Si fatigué, que je voudrais en finir. »
Tanis se décida à briser le silence qui ponctua le récit de Berem.
— Que peux-tu faire pour fermer cette porte ? demanda-t-il à Berem.
— Je n’en sais rien. Quelque chose m’attire à Neraka, bien que ce soit le seul endroit sur Krynn où je n’oserai jamais aller. C’est pour cette raison que je me suis enfui.
— Tu iras à Neraka, dit Tanis d’un ton ferme. Avec nous, tu y entreras. Tu ne seras pas seul.
Berem se mit à trembler et à pousser des gémissements de protestation. Puis il releva la tête, le visage écarlate.
— Oui ! cria-t-il. Je n’en peux plus ! J’irai avec vous ! Vous me protégerez !
— On fera ce qu’on pourra, répondit Tanis. Trouvons d’abord un chemin pour sortir d’ici.
— J’en ai un, lâcha Berem. J’allais le prendre quand j’ai entendu crier Flint. C’est par là, fit-il en pointant un doigt vers une étroite fissure visible entre les rochers.
L’un après l’autre, ils entrèrent dans le tunnel. Tanis passa le dernier. Il jeta un dernier coup d’œil sur le plateau désolé où Flint avait trouvé la mort. Un grand vide l’envahit. L’absence du nain lui communiquait une étrange sensation.
Il s’engouffra dans le tunnel, laissant derrière lui Terredieu, qu’il ne reverrait sans doute plus.
Les compagnons avancèrent dans le boyau jusqu’à une petite caverne, où ils firent halte. Ils étaient trop près de Neraka, où était concentré le gros de l’armée draconienne, pour risquer d’allumer du feu. Tous pensaient à Flint et personne n’osait en parler.
Finalement, ils décidèrent d’accepter sa mort en évoquant les aventures qu’ils avaient vécues ensemble.
Ils rirent de bon cœur quand Caramon raconta une désastreuse traversée en barque, au cours de laquelle Flint avait eu le malheur de tomber à l’eau. Tanis évoqua la rencontre du nain et du kender, qui n’aurait jamais eu lieu si Tass ne lui avait pas dérobé un bracelet. Tika évoqua les merveilleux jouets qu’il lui avait fabriqués et la bonté avec laquelle il l’avait recueillie à la mort de son père.
Ces souvenirs atténuèrent leur chagrin, ne leur laissant que la douleur de l’absence.
Tard dans la nuit, Tass alla s’asseoir devant la caverne et regarda les étoiles. Il serrait contre lui le casque de Flint. Les larmes ruisselaient sur ses joues.
Entrer dans Neraka se présentait apparemment comme un jeu d’enfant. Apparemment.
— Par les dieux, que se passe-t-il donc ? maugréa Caramon qui, du haut d’une colline à l’ouest de Neraka, scrutait la plaine.
Les lignes noires qui serpentaient à travers la steppe convergeaient vers l’unique édifice visible à des lieues à la ronde : le temple de la Reine Noire.
Des milliers de soldats draconiens se rassemblaient parmi les troupes. Tanis et Caramon virent flotter çà et là des étendards bleus, rouges et noirs. Un déploiement de couleurs égayait le ciel sans nuages : des dragons rouges, des bleus, des verts et des noirs. Deux gigantesques citadelles volantes planaient au-dessus du temple, étendant une ombre permanente alentour.
— Tu sais, c’est une bonne chose que le vieux nous soit tombé dessus avec son dragon doré, dit Caramon. Si nous étions arrivés là-dedans avec nos dragons de cuivre, nous nous serions fait massacrer.
— Oui, répondit Tanis, absorbé dans ses pensées.
Plus il pensait au « vieux », et plus il comprenait ce que signifiait réellement ce qui était arrivé. Cela lui flanquait le tournis, comme aurait dit Flint.
Mais ce n’était pas le moment de s’apitoyer sur le nain. Il avait toutes sortes de problèmes à résoudre, et il n’avait plus de vieux mage pour le sortir d’affaire.
— Je n’ai aucune idée de ce qui se passe, dit Tanis, mais le temps travaille pour nous. Te souviens-tu de ce qu’avait dit Elistan ? Il était écrit dans les Anneaux de Mishakal que le Mal se retourne contre lui-même. La Reine Noire rassemble ses troupes pour une bonne raison. Elle songe sans doute à porter à Krynn le coup décisif. Mais dans ce remue-ménage, nous passerons plus facilement inaperçus. Personne ne fera attention à un groupe de prisonniers sous la garde de deux officiers draconiens.
— Espérons, dit Caramon.
— Misons là-dessus, répliqua Tanis.
Le capitaine de la garde de Neraka ne savait plus où donner de la tête. Il y avait de quoi. La Reine Noire réunissait son état-major : pour la seconde fois depuis le début de la guerre, tous les seigneurs draconiens se trouveraient réunis. Depuis quatre jours, ils débarquaient les uns après les autres, transformant la vie du capitaine en cauchemar.
Il y avait des préséances parmi les seigneurs. En haut de la hiérarchie, Akarias et sa suite, c’est-à-dire ses troupes, ses gardes du corps et ses dragons, devaient passer en premier. Viendrait ensuite Kitiara, la Dame Noire, avec ses troupes, ses gardes du corps, ses dragons. Puis Lucien de Taka avec ses troupes et ainsi de suite… jusqu’au dernier des seigneurs draconiens, le gobelin Toede, du front de l’est.
Ça impliquait le déplacement massif de troupes et de dragons, sans compter les vivres, dans un espace qui n’était pas prévu pour une telle concentration. Comme aucun seigneur n’aurait voulu arriver avec un soldat ou un dragon de moins qu’un autre, ce système n’était pas sans avantage. Mais cette fois, le seigneur Akarias arrivait avec deux jours de retard.
Était-ce pour semer la confusion ? Le capitaine n’en savait rien et il n’osait le demander, mais il avait son idée sur la question. Cela signifiait que les autres seigneurs étaient contraints d’attendre son arrivée en campant dans la steppe, ce qui n’irait pas sans occasionner certains troubles. Draconiens, gobelins et mercenaires humains réclamaient l’accès aux lieux de plaisir aménagés sur la place du temple. Ils avaient parcouru de longues distances et s’indignaient à juste titre d’en être privés.
Beaucoup se faufilèrent dans la cité, attirés par les tavernes comme des mouches par un pot de miel. Des rixes éclatèrent. Les geôles du temple étaient pleines à craquer. Le capitaine ordonna à ses soldats de charger tous les ivrognes sur des charrettes et de les jeter au petit matin dans la plaine, où ils subiraient les foudres de leurs commandants.
Entre les dragons éclataient aussi des querelles, chaque chef voulant établir sa suprématie sur ses confrères. Un grand vert, Cyan Sangvert, avait déjà tué un rouge à cause d’un cerf. Par malheur pour Cyan, le rouge était un chouchou de la Reine Noire. Sangvert se retrouva donc en prison, où ses furieux battements de queue faisaient trembler les murs.
Le matin du troisième jour, le capitaine de la garde donna l’ordre d’ouvrir les portes pour l’arrivée d’Akarias. Tout se passait à merveille, quand quelques centaines des gobelins de Toede, éméchés, voyant passer les troupes du seigneur, essayèrent d’entrer aussi. Irrités, les officiers d’Akarias ordonnèrent à leurs hommes de les chasser. Le chaos s’ensuivit.
Furieuse, la Reine Noire fit envoyer sa troupe armée de fouets, de chaînes et de filets, ainsi que des prêtres et des magiciens des Robes Noires. Quand l’ordre fut à peu près rétabli, le seigneur Akarias entra dans le temple avec dignité, sinon avec grâce.
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