— Vas-y, Berem, tire-le ! cria Caramon. Que personne ne bouge ! Ce tas de planches est capable de s’effondrer d’un instant à l’autre !
Le visage baigné de sueur, les veines gonflées par l’effort, Berem tira lentement le demi-elfe sur le pont. Pantois, Tanis s’affala comme une masse.
Tika poussa un cri. Le demi-elfe réalisa qu’on venait de lui sauver la vie juste à temps pour qu’il puisse la perdre de nouveau : une trentaine de draconiens apparaissaient sur le sentier.
Il se retourna vers le précipice. L’autre moitié du pont avait tenu. Il suffirait d’un bond, et ils seraient en sécurité de l’autre côté ; lui, Caramon, et Berem. Mais Tass, Flint, Tika et le vieux mage ?
— Tu parlais de cibles idéales…, fit Caramon en dégainant son épée.
— Lance un sort, vieux mage ! cria Tass.
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda Fizban en clignant des paupières.
— Un sort ! hurla le kender, pointant un doigt sur les draconiens.
Voyant les compagnons pris au piège sur le pont, ils se préparaient à l’hallali.
— Tass, laisse, nous avons assez d’ennuis comme ça ! dit Tanis.
Il encocha une flèche et banda son arc. Un draconien, touché en pleine poitrine, tomba dans le précipice en hurlant. Tanis décocha flèche après flèche. Les draconiens, paniqués, ne pouvaient échapper au tir du demi-elfe. Il fallait qu’ils passent à l’assaut.
À cet instant, Fizban lança un sort.
Berem eut un hoquet de surprise ; Tanis faillit lâcher son arc.
Brillant comme un soleil entre les nuages, une passerelle descendit entre les deux flancs de la montagne. Les mains tendues vers le ciel, le vieux mage la guida vers le trou béant au milieu du pont.
Tanis vit les draconiens cloués sur place, leurs yeux de reptiles écarquillés devant ce prodige.
— Vite ! cria-t-il en tirant Berem derrière lui.
Dès que Tass les vit sauter sur la passerelle, il empoigna Flint et s’y précipita. Les draconiens, revenus de leur stupeur, se ruèrent sur le pont de bois. Caramon les tint en respect avec son épée. Tanis continua à leur tirer dessus, tandis que Tika entraînait Berem et Flint sur le dernier tronçon du pont.
— Ça y est ! hurla Tika, de l’autre côté du pont.
— Avance ! ordonna Caramon au vieux mage.
Fizban s’occupait à fignoler le positionnement de la passerelle.
— Voilà ! C’est parfait ! déclara-t-il d’un air satisfait. Et les gnomes qui me jugent mauvais ingénieur…
Quand Fizban et Caramon furent enfin sur la passerelle, le tronçon de bois qui menait à la terre ferme s’effondra avec de sinistres craquements.
— Nous sommes coincés ! s’écria Tanis.
Ils entendirent les exclamations épouvantées de Tika, étouffées par les cris de joie des draconiens.
Soudain, un claquement sec se fit entendre, suivi de mugissements de terreur. L’autre tronçon s’était effondré dans le précipice, emportant dans sa chute la plupart des draconiens.
— Nous n’allons pas tarder à prendre le même chemin ! brailla Caramon. Il n’y a plus rien pour soutenir la passerelle !
Tanis retint son souffle. Le regard du guerrier allait d’un bout à l’autre de la structure magique.
— Je n’arrive pas à y croire…, souffla-t-il.
— Et pourtant, c’est vrai…, répondit Tanis comme dans un rêve.
La passerelle restait suspendue entre ciel et terre au centre du canyon. Fizban se tourna vers Tanis avec une mine triomphante.
— Un merveilleux sortilège, je dois l’avouer, fit-il en se rengorgeant. Tu n’aurais pas une corde ?
La nuit était tombée depuis longtemps lorsque les compagnons parvinrent à quitter la passerelle. Tika avait solidement arrimé une corde à un rocher. Un par un, Caramon, Tass, Fizban et Tanis s’étaient laissés glisser vers la terre ferme.
Le lendemain matin, lorsqu’ils se réveillèrent, la première chose qu’ils virent fut la passerelle étincelante sous le soleil.
Les compagnons passèrent la journée à errer à travers la montagne. La patience de Tanis, mise à rude épreuve, menaçait de céder. Il résistait à la tentation d’étrangler le vieux mage parce qu’il était certain que Fizban les menait dans la bonne direction. Dix fois, le demi-elfe aurait juré qu’ils étaient déjà passés devant tel ou tel groupe de rochers, mais quand il apercevait le soleil, qui se faisait rare, il devait admettre qu’ils maintenaient le cap vers le sud-est.
Le froid hivernal avait fait place à l’air tiède du printemps, chargé de senteurs délicieuses. Mais cela ne dura pas longtemps. Un crachin épais se déversa du ciel, transperçant les manteaux les plus épais et supprimant toute visibilité.
Au milieu de l’après-midi, le moral du groupe était au plus bas, y compris celui de Tass, qui s’était disputé avec Fizban à propos du chemin à prendre pour arriver à Terredieu.
Tanis enrageait de constater que ni le vieux mage ni le kender ne savaient où ils se trouvaient réellement. Il avait même surpris Fizban en train de lire une carte à l’envers. Tass avait mis fin à l’altercation en rangeant ses parchemins dans sa sacoche. Le vieux mage l’avait alors menacé de transformer sa belle queue-de-cheval en une queue de rat.
À bout de nerfs, Tanis avait envoyé Tass se rafraîchir les idées puis consolé Fizban en nourrissant secrètement l’idée de les emmurer vivants dans la prochaine caverne. La calme détermination qu’il avait acquise à Kalaman, soutenue par l’idée de libérer Laurana, avait fait place à des idées noires.
Il pensait sans cesse à elle. Qu’allait-il se passer dans le temple de la Reine Noire ? Non, la Reine ne la tuerait pas… tant qu’elle aurait besoin de Berem.
Je ferais tout et n’importe quoi pour la tirer de là ! Qu’importe si j’y laisse la vie…
Serais-je vraiment capable de livrer Berem ? Échanger l’Éternel contre Laurana, au risque de plonger le monde dans l’abîme ? Non, Laurana préférerait mourir plutôt que d’être l’objet d’un tel marché. Quelques pas plus loin, Tanis avait changé de langage. Que le monde fasse ce qu’il veut. De toute façon, nous sommes condamnés. Quoi qu’il arrive, nous ne pourrons remporter la victoire. La vie de Laurana est la seule chose qui compte…
Étrangement silencieux, Flint progressait d’un pas pesant sans jamais se plaindre. Ce n’était pas bon signe, si Tanis n’avait pas été aveuglé par ses propres tourments, il l’aurait remarqué.
Quant à Berem, personne ne savait ce qu’il pensait, si toutefois il pensait quelque chose. Il devenait de plus en plus nerveux et sursautait à la moindre alerte. Ses yeux trop jeunes pour son visage marqué semblaient ceux d’un animal traqué.
Le deuxième jour, Berem disparut.
Tout le monde était de bonne humeur en se réveillant le matin, car Fizban avait annoncé que Terredieu était tout proche. Mais l’euphorie n’avait pas duré longtemps. La pluie s’était remise à tomber. Trois fois en une heure, le vieux mage leur avait fait traverser des épineux en criant « C’est là ! Nous sommes arrivés ! ». Et ils s’étaient retrouvés pataugeant dans un marécage, ensuite dans une gorge, puis Finalement devant une falaise.
La troisième fois, Tanis eut l’impression qu’on l’écorchait vif. Même Tasslehoff prit peur en voyant sa rage. Le demi-elfe fit un effort sur lui-même pour se calmer. Puis il réalisa qu’il manquait quelqu’un.
— Où est Berem ? demanda-t-il, tremblant de colère.
Caramon sursauta. Il émergeait d’un autre monde. L’œil hagard, il se tourna en rougissant vers Tanis.
— Je n’en sais rien. Je ne me suis pas aperçu qu’il n’était plus là.
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