Devant lui se dressait un personnage de sa taille, vêtu d’une armure qui devait dater d’avant le Cataclysme. Il portait gravé sur le front le symbole de l’Ordre de la Rose. Il n’avait ni casque ni armes. Akarias recula d’un pas. L’homme qu’il avait devant lui n’appartenait pas au monde des vivants.
Sur son visage transparent, seules les orbites creuses étaient animées d’une vague lueur. Akarias pouvait voir le mur d’en face à travers sa tête.
— Le fantôme d’un chevalier ! murmura-t-il avec une crainte respectueuse.
Plus effrayé qu’il voulait le laisser paraître, Akarias se baissa pour ramasser son épée, marmonnant une formule magique pour se prémunir contre les effets néfastes de la main qui l’avait touché. En se relevant, il jeta un regard meurtrier à Kitiara, qui le regardait avec un sourire en coin.
— Cette créature est-elle sous tes ordres ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— Disons que nous nous rendons des services.
Akarias la considéra d’un air admiratif. Il jeta au spectre un coup d’œil à la dérobée et rengaina son épée.
— C’est un habitué de ta chambre à coucher ?
Son poignet le faisait atrocement souffrir.
— Il va et vient à son gré, répondit Kitiara en refermant le col de sa robe. C’est son château, après tout !
Les yeux perdus dans le vague, Akarias se souvint des antiques légendes.
— Le seigneur Sobert ! dit-il en se tournant vers le spectre. Le Chevalier de la Rose Noire. (Le spectre acquiesça.) J’avais oublié l’histoire du Donjon de Dargaard. Tu as plus de caractère que je croyais, ma dame. Prendre tes quartiers dans une demeure hantée ! Selon la légende, le seigneur Sobert commande un bataillon de squelettes…
— … Parfaitement efficaces au combat, acheva Kitiara en bâillant. Un simple contact avec ces créatures suffit…, fit-elle avec un sourire. Bon, je ne vais pas t’apprendre ce qu’il en coûte à ceux qui n’ont pas d’armes magiques pour se défendre contre ce contact. Veux-tu boire quelque chose ? demanda-t-elle en prenant une carafe de vin sur la table.
— Merci, répondit Akarias. Où sont les elfes noires et les banshees qui sont censés l’accompagner ?
— Elles sont quelque part dans ce château. Tu ne tarderas probablement pas à entendre parler d’elles. Le seigneur Sobert ne dort jamais. Des femmes lui tiennent compagnie, dit-elle en pâlissant. Ce n’est pas très réjouissant… Mais dis-moi plutôt ce que tu as fait de Garibanus ?
— Je l’ai laissé… en bas de l’escalier.
— Mort ?
— Peut-être. Il s’est mis en travers de mon chemin. En quoi cela importe-t-il ?
— Je le trouvais… divertissant. Il comblait le vide laissé par Bakaris.
— Ah oui, Bakaris, fit Akarias en vidant sa coupe. Ainsi ton commandant a réussi à être capturé pendant que tes armées se faisaient battre !
— C’est un imbécile, dit froidement Kitiara. Il a voulu monter un dragon, alors qu’il était blessé.
— Je sais. Que lui était-il arrivé ?
— La femme elfe lui a tiré une flèche dans le bras. Tout cela est sa faute, il n’a que ce qu’il mérite. Je l’avais relevé de son commandement pour en faire mon garde du corps. Mais il a exigé que je lui donne une chance…
— Tu ne sembles pas très affectée par sa perte…
— Non, répondit-elle en souriant. Garibanus… fait très bien l’affaire. J’espère que tu ne l’as pas tué. J’aurais des difficultés à trouver quelqu’un d’autre pour aller demain à Kalaman.
— Que vas-tu donc faire à Kalaman ? Tu te prépares à te rendre à la femme elfe et à ses chevaliers ?
— Non. Je me prépare à accepter sa reddition.
— Ah ! ricana Akarias. Ils ne sont pas fous. Ils savent qu’ils tiennent la victoire. Et ils ont raison ! tonna-t-il en se servant une autre coupe de vin. Tu dois la vie à ce fantôme de chevalier, Kitiara. Du moins pour ce soir. Mais il ne t’accompagnera pas partout !
— Mes projets se réalisent beaucoup plus facilement que je m’y attendais, répliqua Kitiara sans se laisser déconcerter. Si j’ai réussi à te vaincre, nul doute que je réussirai à vaincre l’ennemi.
— Tu m’aurais vaincu, Kitiara ? Oublierais-tu que tu as perdu sur tous les fronts ? N’as-tu pas été chassée de Solamnie ? Les bons dragons et les Lancedragons ne t’ont-ils pas valu une cuisante défaite ?
— Il n’en est rien ! fit Kitiara d’une voix cinglante.
L’œil fulgurant, elle se pencha et saisit la main d’Akarias.
— Quant aux bons dragons, mes espions m’ont rapporté qu’un seigneur elfe et un dragon d’argent s’étaient introduits dans un temple à Sanxion. Ils ont découvert ce qu’étaient devenus les œufs. À qui la faute ? Qui les a laissés entrer ? C’est toi qui étais responsable de la sécurité du temple !
Furieux, Akarias se dégagea de l’étreinte de Kitiara.
Il lança sa coupe à travers la pièce et se campa devant elle.
— Par les dieux, tu vas trop loin ! cria-t-il à perdre haleine.
— Quel cirque tu fais ! dit Kitiara en traversant la pièce. Suis-moi dans la salle des cartes, je t’expliquerai mes plans.
Akarias examinait la carte du nord de l’Ansalonie.
— Cela peut marcher, admit-il.
— Bien sûr que ça va marcher, dit Kitiara en s’étirant. Mes troupes ont détalé comme des lapins. Hélas pour eux, les chevaliers ne sont pas assez astucieux pour remarquer que nos armées se retiraient toujours vers le sud. Ils ne se sont jamais demandé pourquoi elles fuyaient, fondant comme neige au soleil. Au moment où nous parlons, mes armées se rassemblent dans une vallée abritée, au sud de ces montagnes. Dans une semaine, plusieurs milliers d’hommes seront prêts à marcher sur Kalaman. La perte de leur « Général Doré » mettra le moral des défenseurs au plus bas. La ville capitulera probablement sans combat. De là, je reconquerrai le territoire que nous avons apparemment perdu. Donne-moi le commandement de l’armée de ce crétin de Toede, envoie-moi la citadelle volante que je réclame, et la Solamnie croira qu’un nouveau Cataclysme s’est déclenché !
— Mais la femme elfe…
— … N’est pas un problème.
— C’est le point faible de ton plan, dit Akarias en hochant la tête. Et Demi-Elfe ? Es-tu sûre qu’il ne se mettra pas en travers de tes plans ?
— Ne nous préoccupons pas de lui. C’est elle qui compte, et elle est amoureuse. Elle me fait confiance, Akarias. Tu te moques, mais c’est la vérité. Elle a trop confiance en moi, et pas assez en Tanis Demi-Elfe. Mais il en va toujours ainsi avec les amoureux.
C’est en ceux que nous aimons que nous avons le moins de foi. Par chance, Bakaris se trouve entre leurs mains.
Akarias la regarda. Elle avait détourné la tête et sa voix s’était altérée : elle n’était pas aussi sûre d’elle que ça. Il comprit qu’elle mentait. Le demi-elfe ! Quel rôle jouait-il dans cette histoire ? Akarias en avait beaucoup entendu parler, mais il ne l’avait jamais rencontré. Le seigneur draconien caressa l’idée de la pousser dans ses derniers retranchements, puis changea brusquement d’avis. Il savait qu’elle mentait ; cela lui donnait un pouvoir sur cette femme redoutable. Mieux valait la laisser dans l’ignorance de ses soupçons.
Akarias feignit l’indifférence en bâillant ostensiblement.
— Que vas-tu faire de la femme elfe ? lui demanda-t-il comme elle s’y attendait.
La passion d’Akarias pour les blondes n’était un secret pour personne. Kitiara haussa les épaules et le regarda d’un air moqueur.
— Désolée, mon seigneur, mais Sa Majesté la Reine des Ténèbres la réclame. Tu l’auras peut-être après.
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