Le seigneur de Palanthas sortit un parchemin des plis de sa robe de brocart et l’étendit sur la table. Il l’éloigna de ses yeux pour parvenir à déchiffrer les caractères.
Certaine que c’était une réponse au message qu’elle avait fait envoyer deux jours auparavant par le seigneur Amothus, Laurana se mordait les lèvres d’impatience.
— Il est un peu froissé, s’excusa Amothus en s’efforçant de lire. Les griffons que les seigneurs elfes nous ont si aimablement prêtés sont incapables d’apporter les messages sans les froisser. Ah ! voilà, j’y suis : « Du seigneur Gunthar au seigneur Amothus, avec ses hommages. » Quel homme charmant, ce Gunthar ! Il est venu l’année dernière, pour les Fêtes de l’Aube du Printemps, qui d’ailleurs, ma chère Laurana, auront lieu dans trois semaines. Nous feras-tu la grâce d’y assister ?
— Je serais extrêmement heureuse, seigneur, que nous soyons tous là dans trois semaines, répondit la jeune elfe, s’efforçant de rester calme.
Le seigneur Amothus battit des paupières et sourit d’un air indulgent.
— Évidemment, les armées draconiennes… Bien ! Je continue de lire. « Je suis très peiné des pertes qu’a subies la chevalerie. Je suis particulièrement touché par la mort de trois de nos meilleurs chefs : Dirk Gardecouronne, chevalier de la Rose, Alfred MarKenin, chevalier de l’Épée, et Sturm de Lumlane, chevalier de la Couronne. » Lumlane. C’était un ami proche, je crois, chère Laurana ?
— Oui, mon seigneur, murmura Laurana, s’abritant des regards sous le rideau de ses cheveux dorés.
Sturm avait été enterré récemment dans la Chambre de Paladine, sous les ruines de la Tour du Grand Prêtre. Ce souvenir ravivait la douleur de la jeune elfe.
— Continue ta lecture, Amothus, ordonna Astinus. Je ne peux me permettre d’interrompre si longtemps mon travail.
— Certainement, répondit le seigneur en rougissant. « Cette tragédie place l’Ordre dans une situation inhabituelle. La chevalerie compte désormais une majorité de membres de la Couronne, l’Ordre le moins élevé. En clair, il nous reste surtout des jeunes gens sans expérience, qui participaient pour la première fois à une bataille. Pour assumer le commandement, nous n’avons plus de chevalier satisfaisant aux critères de la Loi. Il nous faut cependant un chef à la tête de chaque Ordre. »
Le seigneur s’arrêta et s’éclaircit la voix. Il y eut un flottement dans la salle. Mal à l’aise, les chevaliers présents se retournèrent sur leur siège. Laurana soupira doucement. Je t’en prie, Gunthar, choisis quelqu’un d’avisé. Les intrigues politiques ont causé la mort de tant de braves !
— « Par conséquent, je confie le commandement des chevaliers solamniques à Lauralanthalasa, de la maison royale du Qualinesti. »
Le seigneur Amothus fit une pause, comme s’il n’était pas sûr d’avoir bien lu. Laurana n’en croyait pas ses oreilles, les chevaliers non plus. Visiblement, ils n’en revenaient pas.
Pour lui-même, Amothus lut et relut le parchemin. Entendant Astinus murmurer d’impatience, il reprit à voix haute.
— «… Car c’est la seule personne rompue à la bataille qui connaisse le maniement des Lancedragons. J’atteste la validité de cet écrit par le sceau que j’y appose. Seigneur Gunthar Uth Wistan, Maître des Chevaliers de Solamnie. » Je te félicite, ma chère, je devrais dire plutôt « mon général »…
Laurana resta figée sur son siège. La colère la saisit, et elle fut sur le point quitter la salle. Les images du cadavre décapité d’Alfred MarKenin, du malheureux Dirk pris de folie, des yeux sereins de Sturm, et de tous les corps alignés dans la Tour lui étaient revenues à l’esprit…
Maintenant, c’était à elle d’assurer le commandement. Elle, la fille d’une maison royale. Trop jeune encore pour se soustraire à la tutelle de son père. Une enfant gâtée qui s’était enfuie pour courir après son amour d’enfance, Tanis Demi-Elfe. La petite fille avait grandi. La peur, la douleur, la souffrance, le chagrin, les soucis l’avaient rendue, à certains égards, plus vieille que son père.
Elle tourna son regard vers les chevaliers. Markham et Patrick échangeaient des regards qui en disaient long. Ils étaient parmi les plus anciens chevaliers de la Couronne et ils s’étaient battus avec bravoure à la Tour du Grand Prêtre. Pourquoi le seigneur Gunthar ne les avait-il pas choisis, comme elle le lui avait recommandé ?
La mine sombre, le seigneur Patrick se leva.
— Je ne puis accepter cette décision, dit-il d’une voix basse. Dame Laurana est une vaillante guerrière, c’est certain, mais elle n’a jamais commandé des hommes dans une bataille.
— Et toi, jeune chevalier ? demanda Astinus, impénétrable.
Patrick rougit jusqu’aux oreilles.
— Non. Mais c’est différent. Elle est une f…
— Vraiment, Patrick ? s’esclaffa le seigneur Markham. (À l’opposé de son compagnon, c’était un jeune homme gai et insouciant.) Ce ne sont pas quelques poils sur la poitrine qui feront de toi un général. Calme-toi ! C’est une décision politique. Gunthar a fait un choix avisé.
Laurana rougit. Il avait raison. Gunthar pouvait compter sur elle : il avait besoin de temps pour reconstruire la chevalerie et s’imposer comme son chef.
— Mais c’est sans précédent ! argumenta Patrick en évitant le regard de Laurana. La Loi ne permet pas aux femmes…
— Tu te trompes, laissa tomber froidement Astinus. Il existe un précédent. Au cours des Premières Guerres Draconiennes, une jeune femme a rejoint la chevalerie après la mort de son père et de ses frères. Elle s’est vaillamment hissée jusqu’à l’Ordre de l’Épée et elle est morte au combat, pleurée par ses frères d’armes.
Il y eut un silence. Le seigneur Amothus avait pratiquement disparu sous la table quand Markham avait fait allusion à la poitrine velue de Patrick, qu’Astinus fixait d’un œil glacial. Markham jouait avec sa coupe de vin en adressant des clins d’œil à Laurana. Après un bref conflit intérieur qui se refléta sur son visage, le seigneur Patrick se rassit, les sourcils froncés.
— À notre commandant ! s’écria Markham en levant sa coupe.
Laurana ne fit pas un geste. Elle était devenue commandant. Commandant de quoi ? se demanda-t-elle avec amertume. De ce qu’il restait des cent chevaliers envoyés à Palanthas : moins d’une cinquantaine avaient survécu. Ils avaient remporté une victoire… mais à quel prix ? Un orbe draconien détruit, la Tour du Grand Prêtre en ruine…
— Oui, Laurana, dit Astinus, ils te font ramasser les morceaux.
Elle leva les yeux, effrayée par l’homme étrange qui lisait dans ses pensées.
— Je n’ai jamais voulu ça, murmura-t-elle.
— Je ne crois pas que quelqu’un parmi nous souhaite la guerre, fit Astinus d’un ton ironique. Mais la guerre est là, et tu dois faire ton possible pour la gagner.
Il se leva. Respectueusement, tous l’imitèrent.
Laurana resta assise, les yeux baissés sur la table. Elle sentait peser sur elle le regard d’Astinus et se refusait à lever la tête.
— Es-tu vraiment obligé de nous quitter, Astinus ? demanda Amothus.
— Il le faut. Le travail m’attend. Je n’ai que trop tardé. De nombreuses tâches ennuyeuses vous guettent. Vous n’avez pas besoin de moi pour ça. D’ailleurs vous avez un chef, fit-il avec un geste de la main.
— Quoi ? s’exclama Laurana. Moi ? De quoi parles-tu ? Je suis commandant des chevaliers…
— Ce qui signifie aussi « commandant de l’armée de Palanthas », si tu préfères la formule, dit Amothus. Si Astinus te recommande…
— Je ne recommande personne, coupa sèchement Astinus. Je ne fais pas l’Histoire, je la consigne.
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