— Non. » C’était vrai d’Everard, mais cela collait en outre à son personnage, celui d’un aventurier barbare à peine hellénisé, originaire du nord de la Macédoine. « Je n’aime pas parler de mon intimité, c’est tout.
— Non, en effet, je l’avais remarqué », murmura Hipponicus. Peut-être regrettait-il seulement d’être frustré d’anecdotes salaces ; il n’était pas indiscret par nature.
À vrai dire, reconnut Everard, il n’y a aucune raison pour que je m’offusque de sa plaisanterie. Pourquoi ai-je réagi ainsi ? Ça n’a pas de sens. Après une longue période d’abstinence, nous avons regagné un pays civilisé et nous sommes arrêtés dans un caravansérail où se trouvaient des filles consentantes. J’ai pris mon plaisir avec Atossa. Et ça s’arrête là.
C’est peut-être là que le bât blesse, poursuivit-il, le fait que ça se soit arrêté là. C’est une gentille fille. Elle mérite mieux que le lot qui lui est échu. De grands yeux, des seins menus, des hanches fines, des mains expertes, mais des accents de chagrin dans la voix quand elle lui avait demandé si elle le reverrait un jour. Par ailleurs, en plus de ses émoluments et d’un modeste pourboire, il lui avait fait un autre don : la politesse qu’un Américain du XXe siècle manifeste d’ordinaire avec les femmes. Ce qui n’avait rien d’ordinaire dans ce milieu.
Je ne cesse de me demander ce qui va lui arriver. Lorsque les troupes d’Antiochos envahiront la région, elle risque de subir un viol collectif, voire d’être tuée ou réduite en esclavage. Dans le meilleur des cas, elle commencera à se faner avant d’avoir eu trente ans, se retrouvant confinée aux corvées ménagères ; à quarante ans, ce ne sera plus qu’une harpie édentée ; à cinquante, elle sera morte. Jamais je ne le saurai.
Everard s’ébroua. Arrête tes jérémiades ! Il n’avait rien d’une bleusaille au cœur tendre et à l’estomac sensible. C’était un vétéran, un agent non-attaché de la Patrouille du temps, qui savait que l’Histoire humaine n’est qu’une litanie de souffrances.
Peut-être que je me sens coupable, tout simplement. Mais de quoi ? C’est encore moins sensé que tout le reste. Qui donc ai-je blessé ? Personne, et en tout cas pas lui-même. Les virus de synthèse qu’on lui avait inoculés détruisaient tous les germes qui avaient infecté l’humanité à travers le temps. Corollaire : il n’avait rien transmis à Atossa, hormis des souvenirs. Et il n’aurait pas été naturel pour Méandre l’Illyrien de laisser passer une telle occasion. J’en ai saisi de semblables plus que je ne m’en souviens au cours de mon existence, et pas seulement pour ne pas trahir ma couverture au cours d’une mission.
D’accord, d’accord, je suis sorti avec Wanda Tamberly peu de temps avant d’entamer celle-ci. Et alors ? Ça ne la regarde pas, elle non plus, pas vrai ?
Il s’aperçut qu’Hipponicus lui parlait depuis un moment. « Très bien. Il n’y a pas de mal. Ne t’inquiète pas, tu auras tout le loisir de te promener en ville. J’aurai à faire. Je t’indiquerai les tavernes les plus agréables, et peut-être pourrai-je me joindre à toi de temps à autre, mais tu seras seul le plus souvent. Et tu logeras dans ma demeure, c’est entendu ?
— Merci, répondit Everard. Pardonne-moi si j’ai été un peu brusque. Je suis fatigué, il fait chaud et j’ai soif. »
Parfait, songea-t-il. Un vrai coup de chance, en vérité. Non seulement je n’aurai aucun problème pour retrouver Chandrakumar, mais en outre je risque d’en apprendre beaucoup auprès des connaissances d’Hipponicus. Certes, sa présence serait un peu moins discrète que prévu. Mais elle n’aurait rien de remarquable dans cette ville cosmopolite qu’était Bactres. Pas de danger qu’il alerte sa proie.
« Nous pourrons bientôt remédier à tout cela », promit le marchand.
Comme pour confirmer ses propos, la route obliqua autour d’un bosquet de cèdres et ils découvrirent la cité qu’ils n’avaient fait qu’entrevoir jusqu’ici. Ses murailles massives, de couleur fauve et hérissées de tours, se dressaient au-dessus des quais. Dans son enceinte, qui atteignait dix kilomètres de long, on voyait monter les fumées des maisons et des ateliers, on entendait grincer les roues et cliqueter les sabots, et par ses grandes portes entrait et sortait un flot continu d’hommes, de chevaux et de chariots. Des bâtiments avaient poussé autour d’une sorte de pomerium qui restait dégagé dans un but défensif : maisons, auberges, ateliers, jardins potagers.
Tout comme les caravaniers, les citoyens étaient en majorité de type iranien. C’étaient leurs ancêtres qui avaient fondé cette ville, lui donnant le nom de Zariaspa, la Cité du Cheval. Les Grecs l’appelaient Bactres et, plus on s’en approchait, plus on voyait de Grecs. Leurs ancêtres étaient arrivés dans ce pays alors qu’il appartenait à l’Empire perse. Ce n’était pas toujours de leur plein gré, car les souverains achéménides y déportaient souvent les fauteurs de troubles ioniens. Après qu’Alexandre s’en fut emparé, l’immigration s’était accélérée, car la Bactriane était désormais une terre fort convoitée, qui avait fini par prendre son indépendance pour devenir un royaume gréco-bactrien. L’immense majorité de ses habitants demeuraient dans les cités, à moins qu’ils n’appartiennent à l’armée ou ne parcourent les routes commerciales pour se rendre jusqu’en Méditerranée à l’ouest, en Inde au sud et en Chine à l’est.
Everard revit mentalement des taudis, des ruines médiévales, des fermiers et des bergers réduits à la misère, en majorité des Ouzbeks turco-mongols. Mais c’était dans l’Afghanistan de 1970, non loin de la frontière soviétique. Le millénaire à venir allait faire souffler sur les steppes un vent porteur de changements. De bien trop de changements.
Il encouragea son cheval d’un claquement de langue. Celui d’Hipponicus était parti au petit trop. Les méharistes firent presser le pas à leurs dromadaires, et les hommes à pied n’étaient que trop ravis de suivre le mouvement. Ils étaient presque arrivés chez eux.
Dans une ville en guerre, se rappela Everard.
Ils entrèrent par la porte de Scythie. Elle était grande ouverte, mais gardée par un escadron de soldats, dont les casques, les boucliers, les cuirasses, les jambières et les piques luisaient au soleil. Ils examinaient d’un œil méfiant tous les gens qui passaient. Ces derniers étaient fort peu exubérants et parlaient moins fort et plus sèchement qu’il n’est de coutume en Orient. On voyait quantité de chariots lourdement chargés entrer dans la ville, tractés par des bœufs ou des ânes, escortés par des familles entières venues se réfugier derrière les murailles.
Hipponicus accusa le coup. Ses lèvres se pincèrent. « On a reçu de mauvaises nouvelles, dit-il à Everard. De simples rumeurs, j’en suis sûr, mais les faits ne tarderont pas à suivre. Je dois rendre grâce à Hermès de m’avoir conduit ici aussi tôt. »
Cependant, la vie quotidienne suivait son cours. C’est ce qu’elle fait toujours, jusqu’à ce que se referme l’étau du destin. Bordées par des immeubles aux façades souvent aveugles mais parfois peintes de couleurs vives, les rues étaient grouillantes de monde. Chariots, bêtes de somme, portiers, femmes tenant en équilibre sur leur tête une jarre d’eau ou un panier de fruits ou de légumes, artisans, ouvriers, esclaves se croisaient et se mêlaient. Un homme riche sur sa litière, un officier à cheval, un éléphant de guerre et son cornac fendaient le flot de la populace, laissant dans leur sillage des ondes de turbulence humaine. Les roues geignaient, les sabots toquaient, les sandales claquaient sur le pavé. Bavardages, rires, cris de colère, les bribes d’une chanson, la mélodie d’une flûte ou le rythme d’un tambourin, un parfum composé de sueur, de bouse, de fumée, de graillon, d’encens. A l’ombre des échoppes, des hommes assis en tailleur sirotaient leur vin, jouaient à des jeux de plateau, regardaient défiler ce monde si agité.
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