La route suivait la rive droite de la rivière Bactrus. Les voyageurs pouvaient s’en féliciter. La brise montant des eaux, l’ombre des saules et des mûriers, tout était bon pour vous soulager, ne fût-ce qu’un instant, de la chaleur estivale qui pesait sur la terre. Les champs de blé et d’orge, les vergers et les vignes poussant parmi eux, et même les pavots et les chardons pourpres semblaient écrasés par la lumière qui se déversait d’un ciel sans nuages. C’était pourtant une terre riche que celle-là, peuplée de quantité de maisonnettes en pierre, rassemblées en villages ou disséminées entre les fermes. La paix y régnait depuis des années. Manse Everard savait hélas que ce n’était que provisoire.
La caravane progressait vers le sud avec obstination. Les sabots des dromadaires soulevaient des nuées de poussière. Hipponicus les avait substitués à ses mules après qu’ils avaient quitté les montagnes. Quoique puants et agressifs, ces animaux de bât étaient plus robustes, plus résistants et mieux adaptés aux régions arides que traversait leur route. Ils appartenaient à une espèce courante en Asie centrale et venaient tout juste de perdre leur pelage d’hiver. Les chameaux n’avaient pas encore atteint cette région du monde à laquelle ils seraient associés par la suite. Leur harnachement grinçait, leurs attaches cliquetaient. Pas de clochettes pour ajouter leurs tintements à ces bruits : elles aussi appartenaient à l’avenir.
Ravis de voir approcher la fin de leur périple de plusieurs semaines, les caravaniers bavardaient, criaient, chantaient, hélaient les indigènes au passage, n’hésitant pas à siffler si parmi eux se trouvait une jolie fille – voire un joli garçon pour certains. Ils étaient en majorité d’origine iranienne, des hommes noirauds, minces, barbus, vêtus de pantalons flottants, d’amples blouses ou de manteaux longs, coiffés de hauts chapeaux sans bords. On trouvait parmi eux deux ou trois Levantins vêtus de tuniques, aux cheveux courts et aux joues glabres.
Hipponicus était un Hellène, comme la plupart des membres de l’aristocratie et de la bourgeoisie bactriennes : un quadragénaire corpulent, au visage constellé de taches de rousseur, dont la coiffe dissimulait des cheveux roux et clairsemés. Ses ancêtres étaient originaires du Péloponnèse, une région qui ne portait encore aucune trace de l’influence anatolienne omniprésente à l’époque d’Everard. Juché sur son cheval à la tête de la caravane, il était tout aussi crasseux et suant que ses camarades. « Non, Méandre, j’insiste pour que tu loges chez moi, dit-il. J’ai déjà envoyé Clytius en avant-garde, et, entre autres instructions, il doit dire à mon épouse qu’elle attend un invité. Tu ne voudrais pas me faire passer pour un menteur, n’est-ce pas ? Ma chère Nanno a la langue assez bien pendue comme ça.
— Tu es trop aimable, répondit Everard. Mais je ne puis accepter ton offre. Tu vas retrouver en ville des hommes d’importance, riches et instruits, et je ne suis qu’un vieux soldat de fortune mal élevé. Je ne voudrais pas… euh… te causer de l’embarras. »
Hipponicus jeta un regard de biais à son compagnon. Il avait dû dépenser du temps et de l’argent avant de trouver un cheval à sa taille. Sa tenue était toute simple et même un peu grossière, mais on ne pouvait s’empêcher de remarquer l’épée passée à sa ceinture. Plus personne ne portait d’armes de nos jours ; le marchand avait donné congé à son escorte dès qu’il était entré dans un territoire considéré comme sûr. Décidément, ce Méandre sortait de l’ordinaire.
« Écoute, reprit Hipponicus, dans mon métier, il est fort utile de savoir juger les gens. Tu as sans doute appris pas mal de choses en bourlinguant de par le monde. Plus que tu n’en laisses paraître. Je pense que tu intéresseras aussi mes associés. Et, pour être franc, je risque d’en retirer quelque avantage pour passer certains accords que j’ai en vue. »
Everard se fendit d’un sourire. Cela éclaircit ses traits massifs – des yeux bleu clair sous des boucles brunes, un nez cassé lors d’un pugilat qu’il n’aimait guère évoquer, pas plus qu’il ne parlait de son passé en règle générale. « Certes, je peux leur raconter quantité de craques », graillonna-t-il.
Hipponicus prit un air grave. « Ce n’est pas d’un ours savant dont j’ai besoin, Méandre. Ne va pas croire une chose pareille. Nous sommes amis. N’est-ce pas ? Après ce que nous avons vécu ensemble. Et un homme se doit d’accorder l’hospitalité à ses amis. »
Everard hocha lentement la tête. « D’accord. Merci. »
Moi aussi, je me suis attaché à toi, songea-t-il. Non que nous ayons partagé des aventures épiques. Une petite bagarre, puis ce gué en furie où nous avons failli perdre trois mules et… et quelques incidents du même tonneau. Mais ce voyage était de ceux où on peut mesurer la trempe de ses compagnons…
Everard avait rejoint la caravane à Alexandreia Eschate, sur le fleuve Iaxartes, la dernière et la plus isolée des cités fondées par le Conquérant et auxquelles il avait donné son nom. Si elle se trouvait bien dans le royaume de Bactriane, les frontières de celui-ci n’étaient pas loin et les nomades venus de l’autre rive la pillaient souvent cette année-là, car on avait vidé ses garnisons pour renforcer les troupes au sud-ouest du pays. Hipponicus était ravi de recruter un garde supplémentaire, bien qu’il fût étranger et peu sociable. Et ils avaient dû repousser une attaque de bandits. Ensuite, ils avaient traversé la Sogdiane, une région où les paysages sauvages et désolés se mêlaient aux terres cultivées et irriguées. Ils venaient tout juste de franchir l’Oxus et arrivaient en vue de Bactres, leur destination…
… tout comme le garantissaient nos observations. Ce matin, l’espace d’une minute, les caméras d’un spationef-robot nous ont repérés avant que son orbite ne s’infléchisse pour l’amener à son point de rendez-vous. C’est pour cela que je suis venu à ta rencontre à Alexandreia, Hipponicus. Je savais que ta caravane arriverait à Bactres à un moment qui me convenait. Mais, oui, tu me plais, vieux briscard, et j’espère de tout cœur que tu survivras aux épreuves qui attendent ta nation.
« Excellent ! fit le marchand. Tu n’avais quand même pas l’intention de dépenser ta solde dans une auberge miteuse, pas vrai ? Prends ton temps, visite la cité, amuse-toi un peu. Tu trouveras sûrement un emploi plus gratifiant que celui qu’aurait pu te procurer un intermédiaire. » Soupir. « J’aimerais bien te prendre à mon service, mais Hermès seul sait quand je pourrai repartir, avec cette guerre qui menace. »
Les nouvelles qu’ils avaient pu recevoir ces derniers jours étaient vagues mais alarmantes. Antiochos III, le roi séleucide, envahissait la Bactriane. Euthydème Ier, le souverain de celle-ci, avait rassemblé ses troupes pour aller l’affronter. Selon la rumeur, il avait perdu la bataille et battait en retraite vers sa capitale.
Hipponicus retrouva sa belle humeur. « Ah ! je sais pourquoi tu hésitais à accepter mon invitation. Loger dans une famille respectable t’aurait empêché de fréquenter nos lupanars, c’est cela que tu craignais ? Cette petite flûtiste ne t’a donc pas comblé ? » Il se pencha vers Everard pour lui donner un coup de coude. « Le lendemain, elle avait du mal à marcher, à ce que j’ai vu. »
Everard se raidit. « Pourquoi cela t’intéresse-t-il autant ? Tu n’as pas pris de plaisir avec la tienne ?
— Aïe ! ne t’emporte pas comme ça. » Hipponicus le fixa en plissant les yeux. « On dirait presque que tu regrettes. Aurais-tu préféré un jeune garçon ? Pourtant, ça ne semble pas ton genre.
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