Héraclius l’écouta impassiblement. Il paraissait fébrile et lointain, bien plus qu’à l’ordinaire.
Faustus n’avait jamais porté l’héritier royal dans son cœur. Héraclius était quelqu’un de rigide, tendu, mal à l’aise même dans les meilleures circonstances : un homme somme toute complètement inconsistant qui ne possédait en rien l’aisance athlétique de son cadet. Son regard aussi était froid, et ses lèvres perpétuellement pincées, signe d’un manque d’humour évident. Il était difficile de croire qu’il était bien le fils de son père. L’empereur Maximilianus, dans sa prime jeunesse, ressemblait davantage à son homonyme d’aujourd’hui : un beau jeune homme à l’allure élancée, aux cheveux roux flamboyants et aux yeux bleus rieurs. Héraclius, en revanche, avait les cheveux bruns, là où il en avait encore, et des yeux noirs comme la suie qui étincelaient sous d’épais sourcils dans son visage blafard inexpressif.
La rencontre ne déboucha sur rien de concret. Le prince et l’ambassadeur savaient tous les deux que ce n’était pas au cours de ce premier contact qu’il convenait de parler du mariage royal ni de l’alliance militaire entre les deux empires, mais Faustus demeura tout même impressionné par la vacuité de la conversation. Héraclius proposa à Menandros d’assister aux combats de gladiateurs dans la semaine, fit une vague allusion à ses ancêtres étrusques et à leurs croyances religieuses, qu’il avait eu l’occasion d’étudier, et parla brièvement d’une pièce grecque idiote présentée à l’odéon d’Agrippa Ligurinus une semaine plus tôt. En revanche, il ne fit aucune allusion aux hordes barbares qui se pressaient le long de la frontière. Ni à la grave maladie de son père. Ni à son amitié profonde avec Justinianus, rien. Il aurait tout aussi bien pu parler du temps qu’il faisait. Menandros répondait à cette banalité par la même banalité. Faustus savait qu’il ne pouvait rien faire d’autre. Le César Héraclius devait mener le débat, pour le moment.
Puis, Héraclius mit abruptement fin à la discussion. « J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir très bientôt. » C’est ainsi que le prince conclut un peu arbitrairement la visite, d’une manière tellement impromptue qu’elle surprit même le pourtant alerte Menandros, au point que Faustus crut entendre un soupir d’étonnement chez ce dernier. « Je dois, à mon grand regret, m’absenter encore demain. Mais à mon retour, dès que l’occasion se présentera… » Et il tendit de nouveau son anneau pour le baiser protocolaire.
Menandros, une fois dehors pour y attendre leur litière, s’adressa à Faustus : « Cher ami, puis-je vous parler en toute franchise ? »
Faustus s’esclaffa. « Laissez-moi deviner. Vous trouvez le César peu engageant.
— C’est plus ou moins ce que j’allais dire, en effet. Il est toujours comme ça ?
— Oh non, d’habitude il est pire. Si vous voulez mon avis, je pense qu’il a fait un gros effort pour vous.
— Je vois. Très intéressant. Et c’est lui qui est destiné à devenir le futur empereur de l’Occident. Vous savez, la réputation du César Héraclius de n’être guère agréable nous est parvenue jusqu’à Constantinopolis. Malgré tout, je ne m’attendais pas à ça.
— Est-ce le fait d’embrasser sa bague qui vous a dérangé ?
— Non, pas du tout. Lorsqu’on est ambassadeur, on doit s’attendre à faire preuve d’une certaine déférence, au moins devant l’empereur. Et devant son fils, je suppose, s’il le demande. Non, Faustus, ce qui m’a frappé ce serait plutôt – comment dire ? – laissez-moi réfléchir… » Menandros marqua une pause. Il scruta les ténèbres, en direction du Forum et du Capitale de l’autre côté de la vallée. « Vous savez, dit-il enfin, je suis relativement jeune, mais j’ai suffisamment étudié l’histoire impériale de l’Orient comme de l’Occident, et je pense savoir ce dont ne peut se passer un empereur digne de ce nom. Nous avons un nom en Grèce pour cela – charisma , vous connaissez ce mot ? – il ressemble à votre mot latin virtus , bien que son sens soit légèrement différent – il désigne la qualité requise indispensable. Mais il y a différents types de charisme. On peut très bien régner par la force de sa personnalité, un mélange d’intimidation et de crainte que l’on dégage.
— Justinianus en est un parfait exemple, ou jadis Vespasianus, ou encore Titus Gallius. On peut aussi régner en combinant une farouche détermination personnelle et la ruse – comme le faisait le grand Augustus, ou Dioclétianus. On peut aussi faire preuve de grâce et de sagesse – disons, comme Hadrianus ou Marcus Aurelius.
On peut aussi gagner la consécration par sa valeur militaire : je pense dans ce cas précis à Trajan, Gaius Martius et à vos deux empereurs qui ont porté le nom de Maximilianus. Mais… » Menandros marqua une autre pause, cette fois-ci il prit une profonde inspiration avant de continuer. « Quand on ne possède ni la grâce, ni la sagesse, ni la valeur, ni la ruse, ni la capacité de susciter la crainte et le respect…
— Je pense qu’Héraclius sera capable d’inspirer la crainte, dit Faustus.
— La crainte, peut-être. N’importe quel empereur est capable de faire cela, du moins pendant un certain temps. Comme Caligula, hein ? Néron. Domitianus. Commodus.
— Tous ceux que vous venez de citer ont fini par être assassinés, il me semble.
— Oui, en effet. »
Leurs litières étaient arrivées. Menandros se tourna vers lui et lui renvoya un sourire serein, un peu étrange. « Il est curieux, ne trouvez-vous pas, mon cher Faustus, que les deux frères royaux soient si différents l’un de l’autre, que celui qui possède ce charisme dont je parlais soit si peu intéressé de servir à la tête de son Empire, et que celui qui est destiné à accéder au trône en soit tellement dépourvu ? Quelle perte : pour eux, pour vous, peut-être même pour le monde ! Cela semble être un de ces petits tours que les dieux aiment à nous jouer, hein, mon ami ? Mais ce qui amuse les dieux ne nous amuse guère parfois. »
Il n’y eut pas de visite des Bas-Fonds le jour suivant. Menandros envoya un messager annoncer qu’il ne quitterait pas ses quartiers de la journée, ayant de la correspondance à préparer à destination de Constantinopolis. Le César Maximilianus, quant à lui, fit prévenir Faustus qu’il n’aurait pas besoin de sa présence aujourd’hui. Faustus consacra donc la journée à s’occuper de paperasseries administratives qui s’accumulaient régulièrement dans son bureau, à tenir le conseil hebdomadaire avec les autres fonctionnaires de la Chancellerie, à tremper de longues heures dans les bains publics, et enfin à dîner en tête à tête avec la jeune Numide aux yeux clairs qui le regarda sans un mot à l’autre bout de la table pendant une bonne heure et demie, sans vraiment toucher à son repas – elle avait un appétit d’oiseau, un tout petit oiseau – puis l’accompagna à sa couche le repas terminé. Après son départ, Faustus resta au lit à lire des livres au hasard, un recueil de pièces de Sénèque, le sanglant Thyeste , où il arriva à un passage qu’il aurait préféré ne pas lire ce soir-là : « Je vis dans la peur que l’univers tout entier ne s’effondre en une multitude de fragments, et que ce chaos terrasse les dieux et les hommes, que la terre et la mer soient englouties par les planètes égarées dans les deux. » Faustus resta rivé sur ces mots jusqu’à ce qu’ils deviennent flous. Les lignes suivantes apparurent alors : « De toutes les générations, le sort a décidé que c’était la nôtre qui méritait ce funeste destin, celui d’être écrasée par les débris du ciel » Voilà qui était une lecture bien mal choisie pour la nuit. Il reposa le rouleau de parchemin et ferma les yeux.
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