Robert Silverberg - Roma Aeterna

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Et si l’Empire romain n’avait jamais disparu ?
Sur près de deux mille ans, Robert Silverberg illustre par tableaux successifs l’histoire parallèle d’un Empire romain qui a connu bien des vicissitudes, des guerres et des crises politiques mais qui n’a jamais cessé d’exister et de faire régner, avec quelques interludes sanglants, la Le christianisme y est inconnu, ne serait-ce que parce que les Juifs n’ont jamais réussi à quitter l’Egypte des Pharaons. Quelques siècles plus tard, un envoyé spécial de l’Empereur élimine un prophète d’Arabie avant qu’il ait eu le temps de fonder l’islam.
Ainsi, l’Empire a survécu, avec ses dieux auxquels personne ne croit. Trop vaste pour être gouverné par un seul homme, il est divisé en deux zones d’influence, l’Empire d’Orient et l’Empire d’Occident qui parfois se chamaillent, se font même la guerre mais finissent toujours par se réunifier.
La technologie évolue plus lentement que dans notre continuum. Vers l’an 2650 AUC
depuis la fondation de la ville), qui correspond à la fin de notre XIXe siècle, le téléphone existe et l’automobile fait son apparition…
L’Amérique a été révélée à peu près à l’époque de nos Grandes Découvertes, mais après deux tentatives d’invasion, l’Empire renonce et les étranges sociétés de l’Outre-Atlantique poursuivent leur développement. De même, Rome ne s’attaque jamais sérieusement à l’Inde et à la Chine : l’Empire est déjà trop grand, trop difficile à gérer et à maintenir uni.
Pourtant, un empereur entreprend de faire le tour de la Terre et y parvient.
Quant au peuple juif, c’est dans l’espace qu’il tente son Exode.

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« C’est vraiment le Styx ? demanda Menandros, affichant une crédulité qui surpris Faustus.

— C’est comme cela que nous l’appelons, dit bar-Heap. Parce que c’est la rivière des Bas-Fonds. Le vrai se trouve plutôt du côté de l’Empire d’Orient, il me semble. C’est ici que nous devons tourner… »

Une porte grossière de forme ovale aux contours inégaux et taillée à même le mur s’avéra être l’entrée du grand hall qui débouchait sur la place du marché des sorciers. On racontait qu’à l’origine, elle servait d’entrepôt aux chars impériaux pour les tenir à l’abri de raids barbares. Lorsque ce genre de précautions se fut révélé inutile, la grande salle avait été prise d’assaut par des sorciers, qui la compartimentèrent en plusieurs salles étroites séparées par des arches de pierre ponce. Un puits de lumière, surplombant la salle à une hauteur vertigineuse, laissait filtrer quelques timides rayons de soleil, mais la place du marché était surtout éclairée par des braseros placés devant chaque étal. Ils brûlaient, par pur enchantement ou par quelque effet technique, en dégageant des flammes multicolores où se mêlaient des tons de violet et de rouge vif, de bleu de cobalt et de vert émeraude, et d’autres variantes plus conventionnelles de rouges et de jaunes.

Un grondement d’activités commerciales fusait de toutes parts. Chaque étal avait son crieur, vantant les mérites des produits de son patron. L’ambassadeur Menandros n’avait sans doute jamais mis les pieds dans ce genre d’endroit. Un type adipeux, le visage en sueur, portant une tunique syrienne, le fixait comme un tireur sur sa cible, tout en lui faisant signe d’entrer les bras tendus. « Alors, mon brave petit monsieur : que diriez-vous d’un petit philtre d’amour ? Il vous chauffe les sens comme aucun autre, le meilleur sur le marché ! »

Menandros afficha son intérêt. Le crieur continua : « Venez donc, laissez-moi vous montrer cette merveille ! Grâce à lui, les hommes attirent les femmes, les femmes attirent les hommes, et les jeunes vierges s’échappent de chez elles pour trouver un amant ! » Il produisit un rouleau de parchemin et l’agita devant le nez de Menandros. « Tenez mon ami ! Il vous suffit d’écrire avec le sang frais d’un âne sur ce papyrus, les formules magiques qui sont inscrites ici ; puis, d’y coller un cheveu de celle que vous souhaitez conquérir, le morceau d’un de ses vêtements et d’un drap dans lequel elle a dormi – et je ne veux pas savoir comment vous vous y prendrez pour les obtenir. Ensuite vous le badigeonnerez de pâte de vinaigre et vous le collerez sur la porte de sa demeure, le résultat vous épatera ! Mais prenez garde de ne pas vous faire prendre au piège à votre tour, et de tomber éperdument amoureux d’un colporteur, de son âne, ou pire encore ! Trois sesterces ! Trois !

— Si l’amour peut être obtenu à un prix aussi bas, dit Maximilianus au bonimenteur, comment se fait-il qu’on ne compte plus les amoureux transis qui se jettent dans le fleuve à longueur de semaine ?

— Et pourquoi les bordels sont-ils aussi fréquentés, ajouta Faustus, si tout un chacun est capable, pour la modique somme de trois pièces de bronze, d’avoir la femme de ses rêves ?

— Ou l’homme de ses rêves, dit Menandros, puisque le sortilège fonctionne dans les deux sens d’après ce qu’il dit.

— Ou même un âne », ajouta à son tour Danielus bar-Heap.

Ce qui déclencha l’hilarité générale avant qu’ils ne reprennent leur chemin.

Un peu plus loin, c’était un charme d’invisibilité que l’on vendait, pour la somme de deux denarii d’argent. « Il n’y a pas plus simple », dit le bonimenteur, un petit type tendu comme un ressort, dont le visage taillé à la serpe portait les stigmates de quelque bagarre au couteau. « Prenez l’œil d’une Dame blanche, une boule d’excréments de scarabées d’Égypte et de l’huile d’olive verte ; mélangez le tout jusqu’à obtenir une crème dont vous vous enduirez le corps, allez ensuite à la chapelle du dieu Apollon la plus proche aux premières heures du soleil et murmurez la prière inscrite sur ce parchemin. Vous deviendrez alors invisible aux yeux de tous jusqu’au coucher du soleil et pourrez ainsi vous promener librement parmi les femmes qui prennent leur bain, ou vous glisser dans le palais de l’empereur et manger à sa table, ou encore vous remplir les poches de pièces d’or des caisses des collecteurs d’impôts. Deux denarii d’argent seulement !

— C’est plutôt raisonnable pour être invisible toute une journée, dit Menandros. Je vais vous le prendre, cela fera plaisir à mon maître. » Il mit la main à la poche, mais César arrêta son geste de la main en le mettant en garde de ne jamais accepter le prix qui lui était proposé dans un endroit comme celui-ci. Menandros haussa les épaules, comme pour signifier qu’après tout le prix demandé n’était pas excessif. Mais pour César Maximilianus, il s’agissait ici d’une question de principe. Il fit appel à bar-Heap, qui s’empressa de faire baisser le prix à quatre dupondii en cuivre. Menandros n’ayant pas de pièces aussi petites dans sa bourse, c’est Faustus qui se chargea de payer la somme demandée.

« Vous avez fait une bonne affaire », dit le bonimenteur en tendant le parchemin au Grec. Menandros le déroula tout en s’éloignant. « Ce sont des lettres grecques, dit-il.

— En effet, acquiesça Maximilianus, la plupart de ces sornettes sont écrites en grec. C’est la langue de la magie par ici.

— Les lettres sont grecques, mais les mots non, dit Menandros, écoutez plutôt, et il prit une voix profonde : « BORKE PHOIOUR IO ZIZIA APARXEOUCH THYTHE LAILAM AAAAAA IIIII OOOO IEO IEO » » Il quitta le parchemin des yeux. « Et ça continue comme ça sur plusieurs lignes. Qu’est-ce que vous en dites, mes amis ?

— Je pense que vous avez bien fait de ne pas en lire davantage, dit Faustus. Vous auriez peut-être fini par disparaître sous notre nez.

— Il manque les excréments de scarabées, l’œil de chouette et tout le reste, nota bar-Heap. Et ce ne sont guère les premières lueurs de l’aube qui se glissent par cette cheminée, même si l’on prétend être dans le temple d’Apollon.

— IO IO O PHRIXRIZO EOA », continua Menandros, en gloussant de plaisir. Il rangea le parchemin dans sa bourse.

Faustus avait du mal à croire que le Grec pût accorder du crédit à ces sornettes, bien qu’il ait eu quelques doutes devant l’insistance de celui-ci à vouloir visiter le marché. C’était pourtant un client enthousiaste. Il voulait sûrement rapporter quelques souvenirs pittoresques à son empereur à Constantinopolis – quelques preuves amusantes de la naïveté des Romains modernes. Car Menandros avait à présent sûrement remarqué une vérité essentielle de cette salle, à savoir que la majeure partie des sorciers et leurs bonimenteurs venaient de la partie orientale de l’Empire, dont la réputation dans le domaine de la magie remontait aux temps lointains des pharaons et des rois babyloniens, tandis que leurs clients – et ils étaient nombreux – étaient tous des Romains occidentaux. De tels sortilèges étaient certainement disponibles dans l’autre partie de l’Empire. Ils ne devaient pas être inconnus des Orientaux. L’Empire d’Orient était riche. Tous les talents commerciaux y avaient été inventés. Les racines de l’Orient remontaient à l’Antiquité, à une époque bien antérieure à la création de Rome, et il convenait de garder un œil attentif lorsque l’on avait affaire à ses citoyens.

Ainsi Menandros essayait simplement d’amasser quelques preuves substantielles de la sottise des Romains. Sollicitant l’aide de bar-Heap pour les tractations avec les commerçants, il passait d’étal en étal, accumulant les articles. Il acheta les plans de fabrication d’un anneau donnant à son porteur le don d’obtenir ce qu’il voulait de qui il voulait, ou d’apaiser les humeurs des maîtres et des rois. Il acheta un sort empêchant le sommeil, un autre le provoquant. Puis un rouleau de parchemin offrant tout un catalogue de célèbres mystères dont il lut un extrait à ses compagnons : « Vous verrez les portes s’ouvrir avec fracas, et sept vierges en surgiront, habillées de lin, et aux visages de vipères. On les appelle les Destins du Paradis, et elles portent des sceptres d’or. Lorsque vous les verrez, voici comment les accueillir… » Il mit la main sur un sort qu’un nécromancien pouvait utiliser pour empêcher les crânes de parler à tort et à travers lorsque leur maître les manipulait pour leurs sortilèges. L’un d’eux pouvait invoquer Celui Qui n’a Pas de Tête, créateur de l’enfer et du paradis, le puissant Osoronnophris, afin d’exhorter les démons de libérer le corps d’un possédé. Un autre faisait revenir les objets perdus ou volés. Il tourna au premier étal pour y acheter le philtre d’amour infaillible pour une fraction de la somme initialement proposée. Enfin, il acheta un sort capable de faire croire à des buveurs au cours d’une soirée arrosée qu’il venait de leur pousser une gueule de singe à la place du visage.

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