— Stop, mets plutôt « génération d’énergie ».
— « La génération d’énergie », d’accord… « sans impact sur le climat, de telle sorte que toutes les économies réalisées sur l’atténuation des risques environnementaux dans les pays participants, telles que déterminées par le GIEC, soient intégralement portées au crédit des quotas américains, et qu’un minimum de cinquante millions de dollars d’économies soient attribués annuellement spécifiquement à la construction de centrales de génération d’énergie sans impact climatique ; et qu’un minimum de cinquante millions de dollars d’économies soient attribués annuellement spécifiquement à la réalisation de pièges à carbone, autrement dit à tous les projets d’ingénierie environnementale conçus pour capturer le gaz carbonique de l’atmosphère et le séquestrer, en toute sécurité, dans les forêts, les gisements de houille, les océans ou tout autre endroit… »
— Ouais. Les pièges à carbone constituent vraiment un enjeu crucial. Va savoir si nous n’aurons plus d’autre solution, en fin de compte, que de laver l’atmosphère du CO 2qu’elle contient. Alors on ferait peut-être mieux d’inverser ces deux clauses. Mettre les pièges à carbone en premier et les centrales énergétiques à impact climatique neutre après, dans ce paragraphe.
— Tu crois ?
— Oui, absolument. Il se pourrait que les pièges à carbone soient le seul moyen d’empêcher nos enfants, et tous les enfants de cette planète, pendant les mille ans à venir, de patauger dans un marécage. De vivre toute leur vie sur Vénus.
— Ouais, un genre de Washington DC… D’accord, on intervertit. Bon, alors ça va pour ce paragraphe. Et c’est tout pour le texte. Maintenant, la question suivante est : qu’est-ce qu’on peut proposer à Winston et à sa bande pour leur faire accepter cette version ?
— Demandez aux gars de Winston de vous fournir la liste de leurs candidats, choisissez les deux moins agressifs, et dites-leur qu’on a réussi à les faire accepter par Phil, mais seulement à condition qu’ils acceptent d’abord nos modifications.
— Et tu crois qu’ils vont marcher ?
— Non, mais… attends… Joe ?
Charlie ne voyait plus Joe nulle part. Il se pencha pour jeter un coup d’œil sous la structure d’escalade, regarda de l’autre côté. Pas de Joe.
— Roy, je te rappelle. Il faut que je retrouve Joe. Je ne sais pas où il est passé.
— D’ac. J’attends ton appel.
Charlie coupa la communication, enleva son oreillette et la fourra dans sa poche.
— JOE !
Il se tourna vers les nounous antillaises, mais aucune ne semblait avoir remarqué quoi que ce soit, ou ne voulut croiser son regard. Rien à espérer de ce côté-là. Il alla voir plus loin, derrière la caserne de pompiers. Ah ah ! Joe était là, qui fonçait vers Wisconsin Avenue – et sa circulation !
— JOE! ARRÊTE !
Il avait hurlé de toute la force de ses poumons. Il vit que Joe l’avait entendu, à en juger par l’accélération du rythme de ses petites jambes pompant hors de sa grosse couche-culotte.
Charlie se lança à sa poursuite.
— JOE! hurla-t-il en trébuchant sur l’herbe. JOE! ARRÊTE-TOI TOUT DE SUITE !
Il ne pensait pas que Joe s’arrêterait, mais peut-être qu’en essayant d’aller encore plus vite il tomberait.
Raté. Joe était bien lancé, et courait comme un canard qui aurait essayé de fuir un danger sans prendre son envol. Il était sur le trottoir, le long de la caserne de pompiers, et la voie était dégagée jusqu’à Wisconsin, où les voitures et les camions filaient à toute allure, comme toujours.
Charlie se rapprochait. La caserne de pompiers était derrière lui. Il vit de gros camions foncer sur eux. Le temps qu’il rattrape Joe, il était tellement près du bord du trottoir que Charlie n’eut que le temps de l’agripper par le dos de sa chemise et de le soulever, lui faisant décrire un arc de cercle dans l’air et le ramenant vers lui alors qu’ils tombaient tous les deux en tas sur le trottoir.
— Oh ! hurla Joe.
— QU’EST-CE QUE TU AS FAIT ? lui hurla Charlie en pleine figure. QU’EST-CE QUI T’A PRIS ? NE REFAIS PLUS JAMAIS ÇA !
Stupéfait, Joe cessa un instant de brailler pour regarder son père. Puis il se remit à hurler, le visage écarlate.
Charlie s’assit en tailleur et serra le petit garçon en larmes dans ses bras. Il tremblait, son cœur battait la chamade. Il le sentait palpiter follement dans sa poitrine. Obéissant à un vieux réflexe, il appuya son pouce sur les veines de son poignet et regarda la trotteuse de sa montre décrire le quart du cadran. Multiplia par quatre. Impossible. Cent quatre-vingts pulsations/minute. C’était impossible. Il suait par tous les pores de sa peau. Il hoquetait.
Le défilé de voitures et de camions passait toujours en rugissant à quelques centimètres d’eux. Wisconsin Avenue était une voie très fréquentée par les camions qui passaient par là en quittant le Beltway pour se rendre dans le centre-ville. La voie de droite, le long du trottoir, en était pleine, et ils roulaient à plus de soixante kilomètres à l’heure.
— Pourquoi tu me fais des coups pareils ? gémit Charlie dans les cheveux de son garçon.
Tout à coup, il fut empli de terreur, et d’une sorte de désespoir, ou de noire appréhension.
— C’est dingue, c’est tout !
— Oh, fit Joe.
De grands soupirs frémissants les ébranlèrent tous les deux.
Puis le portable de Charlie se mit à sonner. Il mit son oreillette et prit la communication.
— Allô ?
— Salut, chou !
— Oh, salut, bébé.
— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?
— Oh, rien, rien du tout. C’est juste que je viens de courir après Joe. On est au parc.
— Eh bien, vous devez crever de chaud. C’est le moment le plus chaud de la journée, non ?
— Ouais, ou pas loin, en tout cas. Enfin, on s’amusait bien, alors on est restés. Mais on va rentrer, maintenant.
— Écoute, je ne vais pas te retenir longtemps. Je voulais juste m’assurer qu’on n’avait rien de prévu ce week-end.
— Pas que je sache.
— Bon, eh bien tant mieux. Parce qu’il s’est passé quelque chose d’intéressant, ce matin. J’ai rencontré un groupe de gens, en bas, des nouveaux venus dans le bâtiment. On dirait des Tibétains, je trouve, mais ils vivent sur une île. Ils ont pris le bureau du rez-de-chaussée, celui de l’agence de voyages, tu sais.
— Mmm, ça a l’air chouette, dis donc.
— Oui. Je vais déjeuner avec eux, et si ça se présente bien, je les inviterai peut-être à dîner chez nous, un de ces soirs, si ça ne t’ennuie pas.
— Non, c’est une bonne idée. Comme tu le sens. Ça a l’air intéressant.
— Génial. Bon, ben d’accord. Je vais les retrouver, là. Je te raconterai.
— Okay. Bien.
— Okay. Bisous, p’tit chou.
— Salut, trésor. On s’rappelle.
Charlie raccrocha.
Après dix inspirations géantes, il se leva, Joe blotti dans ses bras. Le petit garçon enfouit son visage dans le cou de son père. Charlie rebroussa chemin, les jambes flageolantes. Ça faisait entre cinquante et cent mètres. Des rigoles de sueur coulaient le long de ses côtes, et de son front jusque dans ses yeux. Il s’essuya tant bien que mal sur la chemise de Joe. Joe transpirait, lui aussi. Charlie retrouva leurs affaires, fourra Joe dans son porte-bébé. Pour une fois, il ne résista pas.
— Pa’don, papa, dit-il.
Il s’endormit à la seconde où Charlie le colla sur son dos.
Charlie se mit en marche, la tête de Joe collée au creux de son cou, une sensation qu’il avait toujours trouvée plaisante jusque-là. Parfois, l’enfant lui suçait même la nuque. Mais là, ce contact revêtait une signification si forte qu’il ne pouvait la supporter, c’était une gigantesque aura brumeuse de danger et d’amour. Il ne put retenir ses larmes. Il s’essuya les yeux et secoua ses doigts comme pour chasser ce cauchemar. Des otages du destin, se dit-il. On se marie, on a des gamins, qu’on livre en otages au destin. Pas moyen d’y échapper, rien à faire. C’est le prix à payer pour ce genre d’amour, et voilà tout. Son fils était complètement dingue, et il ne l’en aimait que davantage.
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