Les mains de Jared se familiarisèrent avec un corps massif, sans être flasque. Des cheveux et une barbe taillés court ainsi que son torse nu révélaient sa résistance au vieillissement. Ses paupières battirent pour protester contre le contact, preuve qu’il avait rejeté la pratique des yeux fermés.
Anselme rit.
— Alors, vous êtes venu pour déclarer vos intentions d’unification ?
Il conduisit Jared à un banc près du bloc où était préparé le repas.
— Oui ! Le Premier survivant dit que…
— Ah oui, le Premier survivant Fenton. Il y a un certain temps que je ne l’ai entendu.
— Il m’a…
— Sacré vieil Evan ! déclara la Roue avec joie. Il a une bien bonne idée en voulant rapprocher les deux Niveaux. Qu’en pensez-vous ?
— D’abord je…
— Bien sûr ! Inutile d’avoir beaucoup d’imagination pour entendre tous les avantages, n’est-ce pas ?
Abandonnant l’espoir de terminer une seule phrase, Jared considéra cela comme une question rhétorique et se concentra sur les impressions légères qui venaient de l’entrée de la grotte à laquelle il tournait le dos. Quelqu’un était entré et les écoutait en silence. La réflexion de quelques clac lui apporta une silhouette jeune et féminine.
— Je disais, répéta Anselme, qu’il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour entendre les bénéfices que l’on pourrait tirer de l’union des deux Niveaux.
Jared se fit attentif.
— Évidemment pas. Le Premier survivant dit qu’il y a de nombreux avantages. Il…
— En ce qui concerne cette unification, je pense que vous êtes prêt ?
Jared avait tout de même réussi à terminer une réponse. Mais comme il n’y avait aucune raison de profiter de ce succès, il dit simplement :
— Oui.
— Bravo ! Della fera une survivante parfaite. Peut-être un peu têtue. Mais, prenez ma propre unification…
La Roue s’engagea dans une longue dissertation pendant que l’attention de Jared se reportait sur la jeune fille cachée. Il savait qui elle était maintenant. À la mention du nom « Della » sa respiration avait changé de rythme et il avait cru entendre une accélération de son pouls.
Les sons clairs et précis de la voix d’Anselme produisaient des échos nettement définis. Jared remarqua le profil doux et régulier de la jeune fille. Les pommettes hautes accentuaient la forme légèrement volontaire du menton. Ses yeux étaient grands ouverts et ses cheveux étaient coiffés d’une manière qu’il n’avait jamais perçue auparavant : tirés en arrière pour dégager entièrement le visage et réunis sur la nuque par un cordon, ils retombaient ensuite librement dans le dos. Son imagination lui fournit le plaisant écho de Della courant le long d’un passage, ses longs cheveux flottant derrière elle.
— … mais, hélas, Lydia et moi n’avons pas eu de fils.
Son hôte volubile abordait déjà un autre sujet.
— Et pourtant il serait préférable que ma haute fonction de Roue reste dans notre lignée, ne pensez-vous pas ?
— Bien sûr.
Jared avait perdu le fil de la conversation.
— Et le seul moyen d’y arriver sans complications inutiles, c’est l’unification entre vous et ma nièce !
Jared pensa que cela donnerait à la jeune fille l’occasion de révéler sa présence, mais elle ne bougea pas.
L’agitation causée par son arrivée avait maintenant cessé et il pouvait entendre les bruits d’une vie quotidienne normale : des femmes qui nettoyaient des grottes, des hommes au travail, les cris des enfants qui jouent, une partie de ballabruit sur le terrain derrière les parcs à bestiaux.
La Roue le prit par le bras et lui dit :
— Bon, nous ferons plus ample connaissance plus tard. Il y aura périod’hui un dîner de cérémonie au cours duquel vous pourrez vous familiariser avec Della. Tout d’abord, je vous ai fait préparer une grotte individuelle.
Il conduisit Jared le long de la rangée des grottes résidentielles. Mais Anselme fit une halte au bout de quelques pas.
— Le Premier survivant m’a dit que vous aviez des oreilles remarquables, mon garçon. Écoutons ce qu’elles valent !
Quelque peu embarrassé, Jared examina le monde qui l’entourait. Au bout d’un moment, son attention se porta sur la saillie qui longeait le mur et dont ils étaient maintenant assez éloignés.
— J’entends quelque chose sur ce rebord, dit-il. Un jeune garçon est allongé en haut et écoute le monde.
Anselme eut un sifflement admiratif, puis il cria :
— Myra ! votre gosse est de nouveau monté sur cette corniche !
Non loin, une voix de femme se fit entendre :
— Timmy, Timmy, où es-tu ?
Et une petite voix éloignée répondit :
— Ici, en haut, maman.
— Incroyable ! s’exclama la Roue. Absolument incroyable !
Vers la fin du dîner de cérémonie, Anselme posa bruyamment son gobelet sur la table et affirma aux autres invités :
— C’était tout à fait remarquable ; il y avait ce gosse qui était à l’autre bout du monde, mais Jared l’a entendu ! Comment faites-vous, mon garçon ?
Jared aurait préféré ne pas en parler. Il était déjà bien assez mal à l’aise ; tous les invités avaient eu droit aux dix touches, de la première à la dernière.
— Derrière le rebord, expliqua-t-il avec lassitude, il y a une voûte qui amplifie les sons du projecteur central.
— Mais non ! C’était un exploit magnifique, mon garçon !
Des murmures respectueux se firent entendre tout autour de la table de pierre.
Le conseiller Lorenz dit en riant :
— En écoutant le récit de la Roue, je serais presque tenté de croire que notre visiteur est un Ziveur.
Un silence gêné suivit cette remarque. Jared pouvait entendre le sourire de satisfaction du conseiller.
Mais Anselme insista :
— C’était remarquable.
Jared profita d’un trou dans la conversation pour changer de sujet.
— J’ai beaucoup aimé les écrevisses mais la salamandre était encore meilleure. Je n’ai jamais rien mangé d’aussi délicieux.
— Cela ne m’étonne pas, se rengorgea Anselme. Et nous devons remercier la survivante Bates. Dites à notre invité quel est votre secret, survivante.
Une femme corpulente assise à l’autre bout de la table expliqua :
— J’ai pensé que la viande aurait meilleur goût si nous pouvions éviter de la tremper directement dans l’eau bouillante. Nous avons essayé alors de mettre les morceaux dans des coques étanches que nous plongeons dans une source chaude. De cette façon, la viande est cuite « à sec ».
Jared put se rendre compte, à la limite de ses perceptions, que Della écoutait le moindre de ses mouvements.
Lorenz ajouta :
— Jadis, la survivante préparait les salamandres encore mieux.
— Quand nous avions encore le grand puits bouillant, précisa la femme.
— Quand vous l’aviez encore ? demanda Jared, intéressé.
— Il s’est asséché il y a quelque temps, de même que deux autres, expliqua Anselme. Mais je pense que cela ne nous gênera pas trop.
Les invités commençaient à se retirer – sauf Della. Mais elle semblait toujours ne prêter aucune attention à Jared.
La Roue agrippa l’épaule de Jared, et lui murmura : « Bonne chance, mon garçon ! » puis partit pour regagner son habitation.
Quelqu’un arrêta le projecteur d’échos pour indiquer la fin de la période d’activité ; Jared resta assis, écoutant la respiration régulière de la jeune fille. Il tapota négligemment sur la table de pierre et étudia les réflexions du son sur le front plissé et les lèvres serrées de Della.
Il s’approcha.
— Dix touches ?
Il l’entendit brusquement détourner son visage. Mais elle ne s’opposa pas à la familiarisation.
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