La fuite éperdue des bobbets dérange un groupe de tranters qui, dressés sur leur arrière-train, sucent les feuilles d’un arbre trudeau. Les grands et lents arborivores retombent sur leurs longues pattes avant et s’éloignent en désordre au petit trot. Les plaques de leur cuirasse interne bougent comme des pièces de machinerie sous leur peau rayée de blanc bouleau. Camouflage de William Morris, se dit Lisa Durnau. Et botanique de René Magritte. Les trudeaux, parfaits hémisphères de feuillage, sont régulièrement espacés sur la plaine comme un exercice de distribution statistique. Sur certaines de leurs branches, des boules de graines se balancent dans la brise. Ils peuvent disperser ces graines à cent mètres à la ronde, comme avec un pistolet à fléchettes antiémeute. D’où cette régularité mathématique. Aucun trudeau ne poussera à l’ombre d’un autre, mais en matière d’espèces, la canopée est une véritable corne d’abondance.
Des ombres se déplacent et tremblent entre les arbres : un essaim de beckhams parasites s’envolent précipitamment du tranter mort dans lequel ils ont injecté leurs œufs. Un ystavat qui planait dans les airs plonge, serpente et attrape dans le filet de peau tendu entre ses pattes arrière une sauro-chauve-souris attardée. Le prédateur projette sa prise vers le haut tout en baissant d’un coup son bec crochu, puis reprend de l’altitude. Invulnérable, sacrée, Lisa Durnau poursuit sa course. Aucun dieu n’est mortel dans son propre monde, et au cours des trois dernières années, elle a été la directrice, conservatrice et médiatrice d’Alterre, la terre parallèle évoluant à un rythme accéléré sur onze millions et demi d’ordinateurs du Monde Réel.
Beckhams, tranters, trudeaux. Lisa Durnau se régale de la malicieuse taxonomie d’Alterre. On a appliqué à cette biologie alternative les principes de l’astronomie : qui découvre une forme de vie traînant dans son disque dur lui donne un nom. Mcconkeys, mastroiannis, ogunwes, hayakawas et novaks. Hammadis, cuestras et bjorks.
C’est très Lull.
Elle a désormais trouvé son rythme. Elle pourrait se déplacer ainsi jusqu’à la fin des temps. Pendant leur jogging, certains écoutent de la musique. Bavardent, lisent leur courrier ou les actualités. D’autres se font briefer pour la journée par leur assistant personnel aeai. Lisa, elle, vérifie ce qui a changé dans les dix mille biomes répartis sur les onze millions et demi d’ordinateurs participant à la plus grande expérience sur l’évolution. En général, elle parcourt une boucle sur le campus de l’université du Kansas en superposant son merveilleux et mystérieux bestiaire à la circulation de Lawrence. Elle trouve chaque fois quelque chose qui la surprend et la ravit, un nouveau nom de l’annuaire attribué à une créature fantastique qui s’est frayé un chemin hors de la jungle de silicium. Lorsque les insectes ont donné les premiers arthrotectes, par pur saut évolutionnaire sur un ordinateur hôte du Biome 158 à Guadalajara, elle a connu ce frisson de satisfaction que provoque un tournant inattendu de l’intrigue. Personne n’aurait pu prévoir les lopez, pourtant présents, à l’état latent, dans les règles. Et deux jours auparavant, les beckhams parasitogènes avaient évolué depuis une école primaire du Lancashire, et elle avait frissonné à nouveau. Cela vous prenait toujours au dépourvu.
Puis on l’avait envoyée dans l’espace. Ce qui l’avait prise aussi au dépourvu.
Deux jours plus tôt, elle effectuait son jogging sur le campus, passant devant les bâtiments en mellite de l’université avec Alterre superposée à l’été du Kansas. Elle avait tourné près de la résidence universitaire pour repartir se doucher, se shampouiner et regagner son bureau. Quand elle y était entrée tout en se séchant les oreilles avec des tortillons de mouchoir en papier, une femme en costume l’attendait. L’inconnue lui avait montré des papiers et des autorisations relatives à des responsabilités que Lisa n’aurait jamais crues utiles à son pays et, trois heures plus tard, Lisa Durnau, directrice du projet d’évolution simulée Alterre, survolait à soixante-quinze mille pieds d’altitude le centre de l’Arkansas à bord d’un appareil hypersonique gouvernemental.
L’agente fédérale l’avait prévenue de limiter au maximum le poids de ses bagages, mais Lisa y avait quand même inclus son équipement de jogging. Cela lui donnait l’impression d’emmener un ami. Arrivée à Kennedy, elle le ressortit sur les voies de communication du centre spatial, histoire de se détendre, d’explorer, d’essayer de réfléchir à l’endroit où elle se trouvait et à ce que lui faisait le gouvernement. Elle courut dans le soleil qui se couchait derrière les lagons, passant devant des rangées de fusées en sentinelles, de vieux propulseurs, missiles, gros lanceurs. Des machines illustres, dangereuses, désormais enfoncées comme des piques dans la terre, défaites de leur but et aux ombres longues comme des continents.
Quarante-huit heures plus tard, Lisa Durnau court dans la centrifugeuse de l’ISS… la Station Spatiale Internationale, qui survole alors le sud de la Colombie. Dans sa vue-Alterre, elle voit un château de krijceks se dresser au loin au-dessus des trudeaux. Les krijceks sont des arrivistes évolutionnaires originaires du Biome 163, sur la côte sud-est de l’Afrique. Cette espèce de dinosaures gros comme le doigt a développé une culture de ruche, à laquelle ne manque aucune caractéristique : ouvrières stériles, nourrices, reines pondeuses, ordre social complexe basé sur la couleur de la peau et architecture herculéenne. Une nouvelle colonie s’étendra vers l’extérieur à partir d’un petit bunker souterrain, convertissant tout et n’importe quoi d’organique en pulpe, la modelant de ses mains adroites et minuscules en audacieux remparts, jetées, tours et chambres à œufs en voûte. Parfois, Lisa Durnau aimerait pouvoir s’affranchir de la politique de nommage de Lull. « Krijcek » sonne assez agréablement létal, mais elle aurait adoré les baptiser « gormenghasts ».
Un carillon dans son centre auditif lui signale que son rythme cardiaque a atteint la valeur désirée pendant le temps requis. Elle a rattrapé son retard sur elle-même. La non-réalité d’Alterre lui a donné un point d’ancrage. Elle ralentit sa course, adopte son rythme de récupération et bascule hors d’Alterre. La centrifugeuse de l’ISS, anneau de cent mètres de diamètre dont la rotation simule une gravité d’un quart de g, se dresse abruptement devant et derrière elle, la laissant en permanence au fond d’un puits de gravité artificielle. Les rangées de plantes donnent un lustre vert, mais rien ne peut cacher qu’il s’agit d’aluminium, de carbone de construction, de plastique sans rien derrière. La NASA n’équipe pas de fenêtres les vaisseaux qu’elle construit. Jusqu’ici, pour Lisa Durnau, l’espace a consisté à ramper d’une pièce hermétique à l’autre.
Lisa s’étire et fléchit les membres. La faible gravité demande des efforts différents à de nouveaux groupes de muscles. Elle se déchausse, presse ses orteils sur le treillis métallique. Elle se conforme à l’intensif régime d’exercices de la NASA et absorbe des suppléments calciques. Lisa Durnau atteint l’âge où une femme se met à penser à ses os. À l’ISS, on commence par avoir le visage et les membres supérieurs gonflés, à cause de la redistribution des fluides corporels, puis, avec le temps, on acquiert une apparence étirée, légère, féline… mais les longues-durées consomment leurs propres os. Ils passent la majeure partie de leur temps dans l’ancien noyau à partir duquel l’ISS a tant bien que mal grossi au cours de son demi-siècle dans le ciel. Peu descendent dans la vilaine gravité, générée ou non par la centrifugeuse. La légende veut qu’ils en soient incapables. Lisa Durnau s’essuie avec une lingette, agrippe un anneau mural et remonte ainsi le rayon, une main après l’autre, en direction de l’ancien noyau. Elle sent son poids baisser de manière exponentielle : elle arrive, en attrapant un barreau, à se propulser vers le haut de deux, cinq, dix mètres. Lisa a rendez-vous dans le moyeu avec l’agente fédérale. Un longue-durée plonge dans sa direction, exécutant à mi-parcours un joli saut périlleux pour se remettre les pieds en bas. Il la salue au passage d’un hochement de tête. Il est d’une telle souplesse que Lisa se fait l’impression d’un morse, mais elle trouve son hochement de tête encourageant. C’est l’accueil le plus chaleureux qu’elle a reçu à l’ISS. Cinquante personnes, cela forme un groupe assez petit pour que tout le monde s’appelle par son prénom, et assez important pour créer des différends politiques. Exactement comme à la faculté, donc. Lisa Durnau adore la présence physique de l’espace, mais elle aurait aimé que le budget inclue des fenêtres.
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