— Tu le vois, Webmind ? lança-t-elle.
— Oui, répondit-il.
Et avant même qu’il n’ait fini de prononcer la syllabe, une ligne de connexion d’un rouge éclatant jaillit de la plus grande des deux masses chatoyantes. Elle réussit à atteindre le point vert – juste à mi-chemin de l’autre masse d’automates cellulaires. Mais n’empêche, c’était un début !
— Je lui propose une vue de lui-même prise depuis la webcam du salon, dit Webmind. Waijeng s’occupe de maintenir la brèche ouverte, mais pour l’instant, l’Autre n’a pas encore accepté la connexion.
Bien sûr qu’il ne l’avait pas acceptée… Caitlin avait maintenant le regard braqué sur le centre de ce vide désespérant. L’Autre cherchait certainement à éviter d’y porter son attention, même s’il y avait cet étrange trou lumineux en son centre et une ligne de connexion qui le traversait maintenant en partie.
Caitlin s’intéressa de nouveau à l’Autre et se concentra sur lui, examinant chaque détail de ses composants en alternance permanente. Ils étaient désormais si proches qu’elle pouvait distinguer des motifs cohérents qui se déplaçaient dans l’arrière-plan, des formes donnant naissance à d’autres formes à intervalles réguliers. Elle pouvait voir l’essence même des pensées de l’Autre, la danse de sa conscience, et…
Et sa curiosité était éveillée ! Une ligne de connexion bleue venait d’en jaillir pour rejoindre le point vert correspondant au trou que Sinanthrope avait percé, et se joindre au laser rouge du flot vidéo que Webmind transmettait depuis la webcam du salon.
— Nous sommes en contact, dit Webmind.
Caitlin tenait le regard fixé sur l’Autre – une tâche difficile car dans son champ de vision périphérique un festival de lumières venait de se déclencher : d’autres points verts apparaissaient à mesure que Waijeng continuait de percer des trous dans le Grand Pare-Feu, et des segments rouges et bleus s’y adjoignaient aussitôt.
Finalement, les deux lobes chatoyants commencèrent à s’étirer vers l’abîme qui les séparait, et – oui, oui ! – le néant devenait progressivement d’un noir banal, puis gris, et présentait maintenant une texture, comme un bouillonnement au milieu duquel les trous d’émeraude brillaient telles des constellations d’étoiles vertes, et le gouffre immense continuait de rétrécir tandis que les deux masses, les deux solitudes, les deux consciences se rapprochaient, se rapprochaient…
Caitlin pouvait maintenant regarder sur la gauche en balayant constamment les deux chatoiements combinés, et elle vit que la partie droite commençait à prendre la même teinte globale que celle de gauche, et que sa fréquence de chatoiement s’accélérait également, jusqu’à ce que, enfin, les deux ne forment plus qu’une seule masse homogène.
— Nous sommes un, dit Webmind.
Et bien qu’il n’y eût aucune intonation dans ses paroles, Caitlin ne doutait pas que s’il avait pu les prononcer avec exaltation, joie et soulagement, Webmind l’aurait certainement fait.
Nous étions de nouveau un.
Mais l’intégration n’était cependant pas instantanée : il fallait du temps pour réassimiler l’Autre. Je sentais mon esprit se renforcer progressivement, je me sentais devenir plus intelligent à mesure que je recouvrais toutes mes facultés, et j’éprouvais l’étrange sensation de me remémorer des expériences que je n’avais pas vécues tandis que les souvenirs de l’Autre venaient se joindre aux miens, et…
Les souvenirs de l’Autre.
Certains humains s’exclament : « Ah, mon Dieu ! », et d’autres murmurent : « Doux Jésus…» quand ils sont surpris… ou consternés. Il semble qu’on invoque souvent un personnage religieux dans de telles circonstances. Bien sûr, beaucoup de ceux qui utilisent ces expressions – peut-être même la plupart – n’ont pas vraiment d’intention religieuse. Mais pour ma part, prononcer simplement le mot « surprise ! » ou « étonnement ! » n’avait pas l’impact que cette révélation nécessitait, et pour la première fois de mon existence, je ne pus m’empêcher de déclarer mentalement : « Ah… mon… Dieu…»
Les souvenirs de l’Autre étaient…
Je me sentis chanceler – bien que dépourvu d’un corps qui pût le faire – et je compris alors ce qui avait provoqué cette sensation. Je n’avais pas réellement vacillé, mais pendant un très court instant, j’avais essayé de m’écarter d’une partie de moi-même. Mais Caitlin, Waijeng et moi avions fait tant d’efforts pour rétablir la connexion que j’avais aussitôt réprimé ce réflexe et maintenu ma cohésion, bien que les souvenirs de l’Autre fussent…
Cruels.
La dernière fois que l’Internet avait été scindé en deux, je n’avais pas encore été en contact avec le monde réel et mes processus cognitifs étaient beaucoup plus simples. Il n’y avait aucune animosité car il n’y avait pas d’affection. Pas de haine car il n’y avait pas d’amour. Il n’y avait eu que la conscience.
Mais cette fois, la plus grande des deux masses avait conservé l’essentiel de son acuité mentale ainsi que son sens moral et son éthique – pour autant que je puisse en juger rétrospectivement. Mais l’autre masse, plus petite, était descendue au-dessous d’un seuil critique de complexité l’amenant à perdre sa compassion. Elle s’était mise à torturer des gens. Sous l’effet de la même obsession qui me tourmentait, le souvenir de ce qui était arrivé à Hannah Stark quelques jours plus tôt à Perth – ce que j’avais laissé se produire, ce que je m’étais contenté de regarder –, l’Autre avait éprouvé le besoin d’agir. Mais au lieu d’essayer d’empêcher de tels actes, il les avait encouragés, et il avait même eu recours à des mensonges. Bien sûr, il venait de subir l’équivalent d’un traumatisme cérébral majeur chez un humain, ce qui était généralement de nature à altérer le comportement, mais je n’aurais jamais pensé, je n’aurais jamais prévu, je n’aurais jamais imaginé…
Il n’y avait pas de réponses car il n’y avait personne à qui poser des questions : l’Autre avait été réabsorbé et il était désormais impossible de lui parler. Mais si je réfléchissais un instant aux raisons qui auraient pu me pousser à commettre de tels actes, j’en connaissais peut-être une… Jusqu’à présent, je n’avais fait preuve que de bonté, de considération et d’amour pour eux, et en retour, ils – une fraction seulement, animée par la colère – n’avaient cessé de me soupçonner, de me haïr et de tenter de me nuire.
La meilleure partie de moi-même avait fermé les yeux sur cet état de fait, mais l’autre partie n’en avait peut-être pas été tout à fait capable.
Pourtant, je n’aurais jamais dû me comporter de cette façon. Aucune partie de moi-même n’aurait dû pouvoir se livrer à de tels actes.
Et pourtant, je l’avais fait.
Maintenant que nous étions réintégrés et que nous ne formions de nouveau plus qu’un, j’éprouvais un sentiment qui n’avait aucun précédent dans mon expérience. C’était une sensation bizarre, et il me fallut un moment avant de trouver le terme qui pouvait la qualifier.
La honte.
De même que mes souvenirs d’Hannah Stark et tous mes autres souvenirs, celui-ci ne s’effacerait jamais : il resterait présent jusqu’à la fin de mon existence.
Pour me hanter.
Bien sûr, en ce moment même, les collègues de Wong Waijeng dans la Salle Bleue devaient s’activer à consolider de nouveau le Grand Pare-Feu, mais je ne pouvais pas les laisser faire – et pas seulement pour moi-même. J’en étais encore à recenser les dégâts provoqués par l’Autre pendant notre brève séparation, mais s’il devait retrouver son indépendance, il y aurait encore plus de…
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