Je découvris que l’objet pointu qui s’enfonçait dans mes côtes était une bouteille. Vide. Je tressaillai en me rappelant comment elle était arrivée là. La soirée, oh ! oui… Il y avait eu une soirée…
Je m’assis. Vis mes chaussures. Les enfilai. Me mis debout.
De l’eau… Il y avait une salle de bains au-delà du rideau de perles, dans le fond. Oui.
Avant que je puisse me diriger dans cette direction, l’âne se retourna, me regarda fixement et s’avança vers moi.
En une fraction de seconde, pourrais-je dire, je vis ce qui allait arriver avant que cela n’arrive.
– Vous avez encore l’esprit embrumé, dit l’âne, ou sembla-t-il dire, ses paroles résonnant étrangement dans ma tête. Alors, allez apaiser votre soif et vous laver la figure. Mais n’allez pas prendre la fenêtre là-bas pour une sortie de secours. Cela pourrait vous en coûter. Revenez ici quand vous aurez fini, s’il vous plaît, j’ai des choses à vous dire.
Imperturbable, je dis : « Très bien », me rendis dans la salle de bains, et fis couler de l’eau.
Il n’y avait rien de spécialement dangereux par-delà la fenêtre de la salle de bains. Personne en vue pour moucharder, personne pour m’empêcher de sortir si je décidais de passer sur le building voisin, de monter, monter et m’enfuir. Je n’avais aucune intention de le faire à ce moment-là, mais je me demandais si l’âne n’était pas plutôt du genre alarmiste.
La fenêtre… Mon esprit revint à cette poutre noire, au claquement du coup de feu, aux éclats de verre. J’avais accroché ma veste à l’encadrement de la fenêtre et m’étais éraflé l’épaule en tombant. J’avais roulé, m’étais remis sur mes pieds et pris mon élan, courbé…
Une heure plus tard, j’étais dans un bar du Village, exécutant la deuxième partie de mes instructions. Pas trop vite, toutefois, car j’avais encore le cœur battant et je voulais garder toutes mes facultés pour rassembler mes esprits. En conséquence, je commandai une bière et la bus lentement.
Des rafales de vent faisaient tourbillonner des morceaux de papier dans les rues. Quelques flocons de neige s’étaient aventurés à tomber, se transformant en petites flaques humides sur les trottoirs. Plus tard, l’état intermédiaire omis, des gouttes de pluie froide avaient d’abord arrosé les rues, puis s’étaient raréfiées, avaient cessé brusquement pour se transformer en nappes de brouillard.
Le vent sifflait sous la porte, et même avec ma veste, je n’avais pas chaud. Aussi dix ou quinze minutes plus tard, quand j’eus terminé ma bière, je me mis à la recherche d’un bar plus confortable. Ce fut ce que je me dis à moi-même, alors qu’à un niveau plus primaire, l’impulsion de fuite était toujours là, me poussant à cette décision.
Je m’arrêtai dans trois autres bars pendant l’heure qui suivit, en buvant une bière à chaque fois. Le long du chemin, je m’arrêtai dans un débit de boissons et achetai une bouteille, parce qu’il était tard et que je ne voulais pas être complètement rétamé en public. Je me mis à chercher où je pourrais passer la nuit. Je décidai de prendre un taxi plus tard et de laisser au chauffeur le soin de me trouver un hôtel où j’achèverais mon intoxication. Inutile de spéculer sur les résultats et nul besoin de précipiter les choses. À cet instant, j’avais besoin de gens autour de moi, de bruit de voix, de murs renvoyant une musique assourdie. Alors que mes derniers souvenirs d’Australie étaient embrouillés et flous, j’avais encore clairement à l’esprit mon départ précipité du hall, et j’étais tendu comme une raquette de tennis. J’entendais encore le claquement du coup de feu et le cliquetis aigu du verre. Ce n’est pas spécialement agréable de penser qu’on vous a tiré dessus.
Le cinquième bar avait été le bon. Trois ou quatre marches au-dessous du niveau de la rue, chaud, confortablement obscur, il contenait suffisamment de clients pour satisfaire mon besoin de bruits sociaux mais pas trop non plus pour qu’on m’empêche de m’installer à une table contre le mur du fond. J’enlevai ma veste et allumai une cigarette. J’allais rester un moment.
C’est là qu’il m’avait trouvé une demi-heure plus tard, environ. J’avais réussi à me détendre considérablement, en oubliant un peu mes aventures et avais atteint un certain degré de chaleur et de confort, en laissant le vent siffler derrière la porte, quand une silhouette qui passait à côté de moi, s’arrêta, se retourna et s’installa sur la chaise en face de moi.
Je ne levai même pas le yeux. Ma vision périphérique m’avait dit que ce n’était pas un flic et je n’avais pas envie de reconnaître une présence non sollicitée, surtout celle d’un individu probablement bizarroïde.
Nous restâmes ainsi – sans bouger – pendant près d’une minute de silence rempli d’électricité. Puis quelque chose tomba sur la table et je regardai d’un geste automatique.
Trois photos totalement explicites s’étalaient devant moi : deux brunes et une blonde.
– Que diriez-vous de vous réchauffer avec quelque chose comme ça, par une nuit si froide ? me parvint une voix qui frappa mon esprit à travers les années et me fit lever les yeux de quarante-cinq degrés.
– Docteur Merimee ! m’exclamai-je.
– Chut ! siffla-t-il. Faites semblant de regarder les photos !
Le même vieux trench-coat, l’écharpe en soie et le béret… Le même fume-cigarette immense… Des yeux d’une profondeur incroyable derrière des lunettes qui me donnaient encore maintenant l’impression de regarder à travers un aquarium. Combien d’années s’étaient écoulées ?
– Que diable faites-vous ici ? demandai-je.
– Je rassemble du matériel pour un livre, évidemment. Sacré bon Dieu ! Regardez les photos, Fred ! Faites semblant de les étudier. Sérieusement. Des ennuis en perspective. Pour vous, il me semble.
Je regardai donc les dames sur papier glacé.
– Quel genre d’ennuis ? demandai-je.
– On dirait qu’il y a un type qui vous suit.
– Où est-il en ce moment ?
– De l’autre côté de la rue. Enfoncé dans le recoin d’une porte, la dernière fois que je l’ai vu.
– À quoi ressemble-t-il ?
– Je ne peux pas vraiment dire. Il est habillé en fonction du temps. Gros manteau. Chapeau sur les yeux. Tête baissée. Taille moyenne ou un peu plus petit Du genre costaud, probablement.
J’étouffai un ricanement.
– Ça pourrait être n’importe qui. Comment savez-vous qu’il me suit ?
– Je vous ai aperçu il y a une heure environ, plusieurs bars en arrière. Celui-là était plutôt encombré. Juste au moment où je me dirigeai vers vous, vous vous êtes levé pour partir. Je vous ai appelé mais dans tout ce bruit vous ne m’avez pas entendu. Le temps que je paie et que je sorte, moi aussi, vous étiez déjà loin dans la rue. Au moment où je me mettais en marche pour vous rattraper, j’ai vu ce type sortir de l’encoignure d’une porte et faire de même. Au début, je n’y ai pas prêté attention. Mais vous avez tournicoté un bon moment et il suivait exactement le même chemin. Quand vous êtes entré dans un autre bar, il s’est arrêté, puis s’est abrité sous un porche. Il a allumé un cigare, toussé plusieurs fois et attendu là, en surveillant l’entrée du bar. Je suis allé jusqu’au coin de la rue. Il y avait une cabine téléphonique, j’y suis entré et je l’ai observé tout en faisant semblant de téléphoner. Vous n’êtes pas resté très longtemps dans ce lieu et, quand vous êtes sorti et avez repris votre marche, il vous a emboîté le pas. J’ai attendu deux autres bars, juste pour être certain. Et je suis absolument convaincu maintenant Vous êtes suivi.
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