— Hé ! lança Eldon.
Le phocomèle se retourna immédiatement ; ses yeux étincelants de peur se portèrent sur Eldon qui encaissa un choc en plein ventre… Il en fut rejeté en arrière. Tandis qu’il chancelait et tentait de reprendre l’équilibre, il s’aperçut qu’il avait les bras immobilisés le long du corps. Un filet métallique, parti en coup de fouet de la phocomobile, s’était refermé sur lui. Le moyen de défense du phocomèle !
— Qui êtes-vous ? demanda l’infirme, que l’énervement faisait bégayer. Vous n’habitez pas le secteur. Je ne vous connais pas.
— Je suis de Bolinas, répondit Eldon. Le filet de métal se resserrait à lui couper le souffle. Je suis l’homme aux lunettes. C’est Mrs Raub qui m’a dit de l’attendre ici.
Le filet parut se détendre un peu.
— Je ne peux me permettre de courir des risques, dit le phocomèle. Je ne vous lâche pas avant le retour de June Raub.
Les seaux se remirent à puiser l’eau, s’emplissant méthodiquement, jusqu’à ce que le réservoir attaché à la phocomobile déborde.
— Y êtes-vous autorisé ? demanda Eldon. Je veux dire, à prendre de l’eau dans le ruisseau des Raub ?
— J’en ai le droit. Je donne à tous plus que je ne leur prends, dans le coin.
— Libérez-moi, fit Eldon. Je cherche seulement des médicaments pour ma fille qui est mourante.
— Ma fille qui est mourante ! l’imita le phocomèle, avec une justesse de ton stupéfiante.
Il s’écarta du ruisseau en roulant et se rapprocha d’Eldon. La phocomobile étincelait. Toutes les pièces en paraissaient neuves. C’était l’une des constructions mécaniques les mieux conçues qu’eût jamais vues Eldon Blaine.
— Lâchez-moi, proposa Blaine, et je vous fais cadeau d’une paire de lunettes, n’importe laquelle parmi celles que j’ai.
— Ma vue est parfaite, répondit l’infirme. Tout est parfait en moi. Il me manque des pièces, oui, mais je n’en ai nul besoin. Je me débrouille mieux sans. Par exemple, je suis capable de descendre de cette colline plus vite que vous.
— Qui a construit votre engin ? s’enquit Eldon. (Certainement qu’en sept ans il aurait dû se ternir et s’user en partie, comme toutes autres choses.)
— C’est moi qui l’ai fabriqué, répondit le phocomèle.
— Comment pourriez-vous construire votre propre véhicule ? C’est une contradiction !
— Autrefois, les fils étaient branchés sur mon corps. Maintenant, c’est au cerveau que se font les liaisons. C’est moi aussi qui les ai implantées. Ces vieilles pinces mécaniques que le Gouvernement fournissait avant la guerre… elles n’étaient même pas aussi bonnes que vos trucs de chair, vos mains.
Le phocomèle grimaça. Il avait un visage étroit et mobile, le nez pointu et des dents très blanches, un visage auquel convenait bien l’expression déplaisante qu’il laissait voir en ce moment à Blaine.
— Dangerfield dit que les hommes à tout faire – les dépanneurs – sont les gens les plus précieux au monde, fit Eldon. Il a décrété une Semaine Mondiale des Dépanneurs, une fois que nous l’écoutions, et il a mentionné quelques dépanneurs particulièrement renommés. Comment vous appelez-vous ? Il a peut-être parlé de vous ?
— Hoppy Harrington, se présenta l’infirme. Mais je sais qu’il ne m’a pas mentionné parce que je reste encore dans l’ombre. Le moment n’est pas encore venu de me tailler une réputation mondiale, comme je le ferai sûrement. Je laisse voir aux gens du coin un peu de ce dont je suis capable, mais ils sont censés se taire à ce sujet.
— Bien sûr qu’ils se taisent, opina Eldon. Ils ne tiennent pas à vous perdre. En ce moment, nous sommes privés de dépanneur et cela se sent durement. Pensez-vous que vous pourriez vous charger du secteur de Bolinas pour un temps ? Nous avons beaucoup de matières d’échange. Lors du Cataclysme, très peu de gens ont franchi les montagnes pour nous envahir, aussi sommes-nous relativement peu atteints.
— J’y suis allé, à Bolinas, affirma Hoppy. D’ailleurs je me suis promené un peu partout, et jusque dans l’intérieur, à Sacramento. Personne n’a vu ce que j’ai vu. Je peux parcourir quatre-vingts kilomètres par jour avec mon engin. (Son visage maigre se convulsa, puis il bégaya :) Je n’ai pas envie de retourner à Bolinas, parce qu’il y a des monstres marins dans l’océan.
— Qui dit cela ? s’emporta Blaine. Ce n’est que de la superstition… Dites-moi, qui vous a raconté pareille chose de notre communauté ?
— Je crois que c’est Dangerfield.
— Non, c’est impossible. On peut compter sur lui pour ne pas répandre des bêtises pareilles. Je ne l’ai jamais entendu soutenir des absurdités dans ses programmes. Il devait plaisanter. Je parie qu’il blaguait et que vous l’avez pris au sérieux !
— Les bombes à hydrogène ont réveillé les monstres marins de leur sommeil dans les profondeurs, soutint Hoppy en hochant la tête avec force.
— Venez plutôt visiter notre communauté. Nous sommes organisés et évolués, plus que n’importe quelle ville. Nous avons même de nouveau des réverbères dans les rues, quatre ! Qui fonctionnent tous les soirs pendant une heure. Je suis surpris qu’un dépanneur accorde foi à des superstitions pareilles !
Le phocomèle parut contrarié.
— On n’est jamais sûr de rien, murmura-t-il. Peut-être n’est-ce pas Dangerfield que j’ai entendu en parler.
Au-dessous d’eux, un cheval montait la pente. Ils se retournèrent. Le cavalier était un homme de forte corpulence, au visage rouge. Il les regardait, les yeux mi-clos. Il cria :
— Eh ! l’homme aux lunettes ? C’est vous ?
— Oui, répondit Eldon tandis que le cheval tournait dans l’allée recouverte d’herbe. Avez-vous les antibiotiques ?
— June Raub va vous les apporter, répondit le nouveau venu et tirant sur les rênes de sa monture. Lunetier, voyons un peu ce que vous avez. Je suis myope, mais j’ai aussi un astigmatisme prononcé de l’œil gauche. Pouvez-vous me venir en aide ?
Il s’approcha à pied, les paupières toujours mi-closes.
— Je ne peux pas m’occuper de vous, expliqua Eldon. Hoppy Harrington m’a fait prisonnier.
— Au nom du ciel, Hoppy ! protesta le gros homme, soudain agité. Libère l’homme aux lunettes, qu’il s’occupe de moi. Il y a des mois que j’attends et j’en ai assez !
— C’est bon, Leroy, fit Hoppy d’un ton boudeur.
Le filet de métal se desserra, se déroula, puis glissa sur le sol jusqu’au phocomèle qui attendait au centre de sa phocomobile complexe et scintillante.
Alors que le satellite survolait la région de Chicago, ses sondes ouvertes comme des ailes recueillirent un appel. Walter Dangerfield entendit dans ses écouteurs la voix faible, lointaine, creuse, qui venait d’en bas.
« … et voudriez-vous jouer Mathilda que nous sommes nombreux à aimer. Et aussi le thème de Woody Woodpecker. Et… » Le son s’éteignit et il ne perçut plus que de la friture. Ce n’était sûrement pas un faisceau laser ! songea-t-il avec ironie.
Il prit le micro :
— Eh bien, mes amis, on me réclame Mathilda. (Il tendit la main pour interrompre le déroulement d’un magnétophone :) Voici le grand baryton-basse Peter Dawson – c’est aussi le nom d’un excellent whisky écossais – dans Mathilda.
Il choisit grâce à sa mémoire bien exercée la bobine appropriée qui, l’instant d’après, tourna sur le plateau.
Tandis que s’élevait la musique, Walt Dangerfield manipulait son matériel récepteur dans l’espoir de capter de nouveau le bref message. Mais au contraire, il surprit un échange radio entre deux unités militaires participant à une opération de police quelque part dans le nord de l’Illinois. Leur conversation animée l’intéressait. Il l’écouta jusqu’à la fin du morceau.
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