Alors il attendait et, en attendant, il se posait des questions sur l’hélicoptère qui les survolait parfois, sur les formes vagues évoluant dans la rue, et surtout il se demandait s’il était un parfait crétin ou non.
Et d’un coup la mémoire lui revint. Il se rappelait ce qu’avait décrit Hoppy de sa vision, chez Fred. Hoppy l’avait vu, lui, Stuart McConchie, en train de manger des rats, mais dans l’affolement et la frayeur de tout ce qui avait suivi, Stuart l’avait oublié. Voilà donc ce que le phoco avait vu. C’était bien une vision… mais pas du tout celle de l’après-vie !
Le diable emporte ce sale petit monstre, songeait Stuart en se curant les dents avec un bout de fil de fer. Il nous a possédés !
Fantastique ce que les gens sont crédules. Nous l’avons peut-être cru parce qu’il était si anormal… cela semblait plus crédible de la part d’un être comme ça, comme il est… ou était. Il est probablement mort, enterré dans l’atelier de réparation. En tout cas ce sera un bon point à l’actif de cette guerre : elle aura nettoyé tous les monstres. Seulement (se reprit-il aussitôt) elle en a aussi engendré toute une nouvelle gamme. Il y aura des monstres qui se pavaneront pendant un million d’années à venir. Ce sera le paradis de Bluthgeld. Il doit être bien heureux, celui-là, en ce moment, parce que, pour un essai de bombes, c’en était vraiment un !
Ken remua et murmura :
— Est-ce qu’on pourrait te persuader de te traîner de l’autre côté de la rue ? Ce cadavre… Il a peut-être des cigarettes sur lui.
Des cigarettes, je m’en fous, se dit Stuart. Il a sans doute un portefeuille bourré de fric ! Il suivit la direction du regard du mourant et il vit le cadavre, un cadavre de femme, dans les décombres, en face. Son pouls s’accéléra à la vue du sac à main rebondi qu’elle tenait encore.
— Laisse l’argent, Stuart, lui dit Ken d’un ton las. C’est une obsession chez toi, le symbole de Dieu sait quoi.
Alors que Stuart rampait pour quitter l’abri, Ken éleva encore la voix pour lui crier :
— Le symbole de la société opulente. (Il toussa, eut un haut-le-cœur.) Et elle a maintenant disparu, réussit-il à ajouter.
Ça te regarde, ça, se dit Stuart en se traînant dans la rue vers le sac à main. Et, bien sûr, il y trouva une liasse de billets de un et de cinq dollars, et même un billet de vingt. Il y avait aussi une barre de chocolat Sy-Doo, qu’il prit. Mais alors qu’il regagnait la cave, il pensa que le chocolat risquait d’être contaminé, aussi le rejeta-t-il.
— Des cigarettes ? demanda Ken, à son retour.
— Pas une.
Stuart ouvrit la taie d’oreiller enfouie jusqu’à l’ouverture dans la cendre sèche qui avait envahi le sous-sol. Il pressa les billets parmi les autres et renoua le cordon qui fermait ce sac improvisé.
— On fait une partie d’échecs ?
Ken se redressa faiblement et ouvrit la boîte de bois qu’ils avaient trouvée dans les décombres de la maison. Il avait déjà réussi à enseigner à Stuart les rudiments du jeu, que Stuart ignorait avant la guerre.
— Non, fit Stuart.
Il examinait dans le lointain du ciel gris une forme mouvante cylindrique… avion, fusée ?… Mon Dieu, peut-être une bombe ? Pris d’effroi, il voyait l’objet s’abaisser de plus en plus. Il ne se couchait même pas, il ne cherchait pas à se cacher comme la première fois, pendant les premières minutes dont avait dépendu… sa survie.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
L’agonisant étudia le ciel.
— Un ballon.
Stuart refusa de le croire.
— Ce sont les Chinois !
— Non, c’est vraiment un ballon, un petit. Cela s’appelait une saucisse autrefois, je crois. Je n’en avais plus revu depuis mon enfance.
— Est-ce que les Chinois pourraient traverser le Pacifique en ballon ? fit Stuart, imaginant des milliers de petites saucisses grises portant chacune une section de paysans-soldats au type mongol, armés de mitraillettes tchèques et se cramponnant à tous les garde-fous, à tous les étais. C’est bien ce qu’on attendait d’eux depuis toujours. Ils ramènent le monde à leur niveau, deux siècles en arrière. Au lieu de rattraper leur retard sur nous…
Il s’interrompit car il parvenait à présent à lire sur le flanc du ballon : BASE AÉRIENNE DE HAMILTON.
— C’est un des nôtres, dit sèchement le mourant.
— Je me demande où ils ont dégotté ça, fit Stuart.
— Ingénieux, n’est-ce pas ? J’imagine qu’il n’y a plus maintenant ni essence ni pétrole. Les stocks sont à sec. On va voir de drôles de moyens de transport, maintenant. Ou plutôt toi, tu vas en voir.
— Cesse de t’apitoyer sur ton sort, coupa Stuart.
— Je ne m’apitoie ni sur moi ni sur les autres, dit le mourant en disposant avec soin les pièces sur l’échiquier. Joli jeu, constata-t-il. Fait au Mexique, je vois. Et sculpté à la main, pas de doute… mais très fragile !
— Rappelle-moi comment on déplace le fou, demanda Stuart.
Dans les airs, le ballon de la Base aérienne de Hamilton grandissait en dérivant dans leur direction. Les deux hommes étaient penchés sur l’échiquier et ils ne lui accordaient aucune attention. Peut-être les observateurs prenaient-ils des photos ? Ou était-ce une mission stratégique ? Ils pouvaient avoir un walkie-talkie à bord pour communiquer avec les unités de la Sixième Armée, au sud de San Francisco. Qui savait ? Qui s’y intéressait ? Le ballon arriva au-dessus d’eux alors que le mourant avançait de deux cases le pion du roi pour ouvrir la partie.
— Le jeu commence, dit-il. (Puis, à voix basse, il ajouta :) Pour toi, en tout cas, Stuart. Un jeu nouveau, étrange, inconnu, qui t’attend… tu peux même parier dessus tout ton oreiller bourré d’argent !
Stuart grogna car il examinait ses pièces. Il décida de commencer par déplacer le pion d’une tour… et il comprit dès qu’il l’eut fait que c’était idiot.
— Est-ce que je pense le reprendre ? fit-il avec espoir.
— Quand tu touches une pièce, tu dois la bouger, dit Ken en amenant un de ses cavaliers.
— Je ne trouve pas ça juste. Après tout, je débute, protesta Stuart en lançant un mauvais regard à son adversaire dont le visage jaunâtre resta impassible. Bon, fit-il résigné, en avançant cette fois le pion du roi comme l’avait fait Ken. Je vais observer ses mouvements et faire comme lui, décida-t-il. Ce sera mieux de cette manière.
Du ballon, qui était maintenant juste au-dessus de la rue, des feuillets de papier blanc s’éparpillèrent en tous sens et se mirent à descendre. Stuart et l’agonisant s’arrêtèrent de jouer. Un des feuillets tomba près d’eux, dans le sous-sol. Ken tendit la main pour le ramasser. Il le lut et le passa à son compagnon.
— Burlingame ! s’écria Stuart. (C’était un appel aux volontaires lancé par l’armée.) Ils veulent qu’on aille à pattes jusqu’à Burlingame pour se faire enrôler ? Mais c’est à près de cent kilomètres en longeant la Baie ! Ils sont dingues !
— En effet, dit Ken. Ils n’auront pas un chat !
— Bon Dieu ! Je ne pourrais même pas aller jusqu’au poste de secours de LeConte Street, dit Stuart.
Il était furieux et il suivait d’un œil mauvais le ballon qui continuait de dériver. Ce n’est pas moi qu’ils décideront à s’engager, se dit-il. Ils peuvent toujours se l’accrocher !
Ken lisait le verso du prospectus.
— Ils disent que si tu parviens à Burlingame, ils te garantissent l’eau, la nourriture, les cigarettes, les piqûres contre la peste, le traitement des brûlures radioactives. Qu’en dis-tu ? Mais pas de filles !
— Tu t’intéresses encore au sexe ? s’étonna Stuart. Seigneur ! Je n’en ai pas éprouvé la moindre envie depuis la première bombe, c’est comme si mon machin s’était détaché de trouille, comme s’il était tombé par terre tout de suite.
Читать дальше