Naturellement, je n’arriverais pas à West Marin si je prenais mon auto. Aucun de ces véhicules ne bouge plus, ne bougera jamais plus. L’embouteillage est trop considérable. Et le Pont Richardson est sûrement détruit. Il faut que j’aille à pied. Cela durera des jours, sans doute, mais je finirai bien par aboutir. Je vais prendre la route de Black Point, monter sur Vallejo et suivre ensuite la route des marécages. Terrain plat. Je pourrai couper droit à travers la campagne si nécessaire.
De toute façon, ce sera une pénitence pour ce que j’ai fait. Ce sera un pèlerinage volontaire, une manière de me guérir l’âme.
Il marchait tout en s’intéressant vivement aux dégâts qui l’entouraient. Il considérait tout cela dans une idée de guérison, de remise de la ville dans son état de pureté antérieure, si possible. Quand il passait devant un immeuble écroulé, il faisait une halte pour dire : que ce bâtiment se relève. Quand il rencontrait des blessés, il disait : que ces gens soient jugés innocents et en conséquence pardonnés. Chaque fois, il faisait de la main un geste de sa conception. Cela signifiait sa résolution d’empêcher que de pareilles choses se reproduisent. Peut-être la leçon qu’ils ont apprise est-elle permanente ? songeait-il. Ils me ficheront au moins la paix, désormais.
Mais peut-être qu’ils agiront en sens contraire, songea-t-il à un moment. Peut-être qu’après s’être arrachés des décombres de leurs demeures ils seront pris d’une résolution encore plus ancrée de m’anéantir ? Ceci risquait à la longue d’augmenter leur animosité plutôt que de la faire disparaître.
Il se sentait effrayé en songeant à leur vengeance. Ne vaudrait-il pas mieux me cacher ? Conserver le nom de Mr Tree, ou choisir un autre nom d’emprunt pour me dissimuler. En ce moment, ils ont un peu peur de moi, mais je crains que cela ne dure pas.
Pourtant, sachant tout cela, il continuait de leur adresser son signe rédempteur tout en marchant. Il consacrait encore ses efforts à leur rétablissement normal. Ses propres émotions étaient dépouillées d’hostilité ; il en était libéré. Il n’y avait qu’eux pour nourrir de la haine.
En bordure de la Baie, le Dr Bluthgeld se dégagea de la circulation et contempla la ville de San Francisco, toute blanche, fracassée, vitrifiée, répandue partout de l’autre côté de l’eau. Il n’en subsistait rien. Au-dessus, la fumée et le feu jaune s’agitaient d’une façon qu’il n’aurait pas crue possible. On eût dit que la ville n’était plus qu’un morceau de bois à brûler complètement calciné. Et pourtant, il en sortait des gens. Il voyait sur l’eau danser des objets informes ; les fugitifs avaient mis sur la mer tout ce qui pouvait flotter pour s’y accrocher et tâcher de traverser jusqu’au comté de Marin.
Le Dr Bluthgeld restait figé, incapable d’avancer, son pèlerinage oublié. Il fallait d’abord qu’il guérisse ces gens comme il guérirait ensuite la ville si possible. Il oubliait ses propres besoins. Il se concentra sur la ville, utilisant les deux mains, dessinant des gestes auxquels il n’avait encore jamais songé. Il essayait tout ; et au bout d’un temps il s’aperçut que la fumée devenait moins épaisse. Cela lui donna bon espoir. Mais le nombre des gens qui nageaient dans la Baie pour tenter de fuir commençait à diminuer. Rapidement même ! Bientôt les eaux furent désertes et seuls des débris restèrent en surface.
Alors il concentra ses efforts pour sauver les gens eux-mêmes. Il songea aux routes d’évasion vers le nord, aux endroits où iraient les fuyards, à ce dont ils auraient besoin. De l’eau tout d’abord, puis des vivres. Il évoqua l’Armée et la Croix-Rouge apportant des approvisionnements, il pensa à de petits bourgs mettant leurs ressources à la disposition des autres. Enfin ce qu’il « voulait » commença à regret à se manifester, alors il resta là un long moment, faisant en sorte que les secours soient. La situation s’améliorait. On soignait les brûlures, il y veillait. Il s’occupait également de les guérir de leurs grandes frayeurs, c’était essentiel. Il s’assurait qu’ils s’installaient de nouveau, au moins d’une façon rudimentaire.
Mais c’était étrange. En même temps qu’il se dévouait à l’amélioration de leur état, il remarquait avec surprise et même effarement que sa propre santé s’affaiblissait. Il avait tout perdu au service du bien-être général, car ses vêtements étaient à présent en loques, tels de vieux sacs. Ses orteils pointaient à travers ses chaussures. Il avait sur le visage une barbe hirsute, une moustache sous le nez, les cheveux tombant autour des oreilles et jusque sur le col déchiré de sa veste. Et ses dents… ses dents elles-mêmes avaient disparu. Il se sentait vieux, malade, vidé, mais cela valait quand même la peine. Combien de temps était-il resté planté là à s’acquitter de sa mission ? Il y avait longtemps que les flots de voitures avaient cessé de couler. Il ne restait que des carcasses d’autos endommagées, abandonnées sur la route, à sa droite. Cela faisait-il des semaines ? des mois, peut-être ? Il avait faim et ses jambes tremblaient de froid. Alors il se remit en marche encore une fois.
Je leur ai donné tout ce que j’avais, se dit-il, et, à cette pensée, il éprouva une certaine rancœur, et une certaine colère. Qu’est-ce que j’en ai eu en retour ? Il faut que je me fasse couper les cheveux, que je mange et que je me fasse soigner. J’ai moi-même besoin de quelques petites choses. Où les trouver ? Maintenant, je suis trop fatigué pour aller à pied jusqu’à West Marin. Je suis obligé de rester un bout de temps de ce côté de la Baie, jusqu’à ce que je sois reposé et que j’aie retrouvé mes forces. Son ressentiment grandissait tandis qu’il allait à pas lents.
En tout cas, il avait fait son devoir. Il vit non loin de lui un poste de premier secours et des rangées de tentes en mauvais état ; il vit des femmes portant des brassards et il devina que c’étaient des infirmières. Il vit des hommes casqués et porteurs d’armes. La loi et l’ordre, comprit-il. Grâce à mes efforts, on les rétablit çà et là. Ils me doivent beaucoup, mais naturellement ils ne l’avouent pas. Je serai bon prince, décida-t-il.
Quand il parvint à la première tente, un des hommes armés l’arrêta. Un autre, muni d’une planchette, s’approcha.
— D’où êtes-vous ?
— De Berkeley, répondit-il.
— Nom ?
— Jack Tree.
L’homme en prit note sur une carte fixée à sa planchette, puis la détacha et la lui tendit. Il y avait un numéro dessus et les deux hommes lui expliquèrent qu’il devait la garder précieusement, sans quoi il ne toucherait pas de rations alimentaires. Puis on lui déclara que s’il tentait – ou avait déjà tenté – de se procurer des vivres dans un autre poste de secours, il serait fusillé. Les deux hommes s’en allèrent alors, le plantant là, sa carte numérotée à la main.
Dois-je leur dire que c’est moi qui ait fait tout ceci ? se demandait-il. Que je suis seul responsable et damné pour l’éternité à cause de l’affreux péché que j’ai commis en permettant cela ? Non, décida-t-il, autrement ils me reprendraient la carte et je n’aurais plus de vivres. Or, il avait une faim terrible, terrible !
Puis une des infirmières s’approcha et lui demanda d’une voix indifférente :
— Souffrez-vous de vomissements, d’étourdissements ? Vos selles ont-elles changé de couleur ?
— Non, dit-il.
— Pas de brûlures superficielles qui ne se seraient pas guéries ?
Il fit un signe négatif.
— Allez là-bas et déshabillez-vous, dit-elle en pointant l’index. On va vous épouiller et vous raser le crâne. Vous pourrez aussi vous faire vacciner. Mais pas contre la typhoïde, nous sommes à court de sérum !
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