Vingt dieux ! jubilait-il. Tu parles d’une veine ! Un espace à ma mesure. Je vais me tasser là. Je peux tenir des jours et m’en tirer. Je sais qu’il était dit que je survivrais. Fergesson, lui, il ne pouvait que mourir tout de suite. C’est la volonté de Dieu. Dieu sait ce qu’il a à faire. Il observe. Il n’y a pas de hasard là-dedans. C’est le grand nettoyage du monde. Il faut faire de la place, dégager de nouveaux espaces pour des gens comme moi, par exemple.
Il éteignit l’allumette et l’obscurité revint. Peu lui importait. Il attendait, immobile sur son chariot, il songeait. Voici ma chance, volontairement créée à mon intention. Tout sera différent quand j’émergerai. Le Destin était à l’œuvre dès le départ, bien avant que je naisse. Maintenant, je comprends tout ; même pourquoi j’étais si différent des autres. J’en sais la raison.
Combien s’est-il écoulé de temps ? se demanda-t-il bientôt. Il commençait à s’impatienter. Une heure ? Je ne peux supporter l’attente. Je sais qu’il faut attendre, mais je voudrais que cela se dépêche. Il tendait l’oreille pour capter des bruits humains au-dessus de lui, des équipes de sauveteurs de l’Armée en train de dégager les victimes. Mais pas encore. Rien jusqu’à présent.
J’espère que ce ne sera pas trop long, se dit-il. Il y a beaucoup à faire. J’ai du pain sur la planche.
En sortant d’ici, il faudra que je m’occupe tout de suite de l’organisation, parce que c’est de ça qu’on aura besoin. Organisation et direction. Tout le monde tournera en rond. Peut-être puis-je déjà dresser des plans.
Il faisait des projets dans le noir. Il lui venait toutes sortes d’inspirations. Il ne perdait pas son temps, il ne restait pas à ne rien faire simplement parce qu’il devait rester immobile. Sa tête fourmillait d’idées originales ; il s’impatientait en y réfléchissant ; il se demandait comment elles s’appliqueraient, quand il les mettrait à l’épreuve. La plupart portaient sur les méthodes de survie. Personne ne dépendrait plus d’une vaste société ; il n’y aurait plus que de petits bourgs et des individus, comme dans les livres d’Ayn Rand. Ce serait la fin du conformisme, de l’esprit collectif et de tout ce fatras. Plus de camelote en série comme ces cartons de récepteurs télé en trois dimensions qui s’étaient écroulés tout autour de lui.
Son cœur battait d’ardeur impatiente ; il avait du mal à rester sur place… C’était comme si un million d’années s’étaient déjà écoulées, songeait-il. Et on ne l’avait pas encore découvert, bien qu’il y eût des gens en train de chercher. Il le savait. Il sentait la présence des sauveteurs ; ils se rapprochaient.
— Vite ! s’écria-t-il, en détendant ses pinces dont les extrémités grattèrent les cartons dans un bruit sourd.
Énervé, il se mit à frapper sur les emballages. Un roulement de tambour emplit l’obscurité, comme s’il y eût là de nombreuses vies emprisonnées, toute une nichée de gens et pas uniquement Hoppy Harrington, seul.
Dans sa maison à flanc de coteau, à West Marin, Bonny Keller se rendit compte que la musique classique avait cessé sur le récepteur stéréo du salon. Elle sortit de la chambre, essuyant ses mains tachées d’aquarelle. Elle se demandait si c’était encore la même lampe qui s’était « coupée » – comme disait George.
C’est alors que, se tournant vers la fenêtre, elle vit se dresser dans le ciel du sud une colonne de fumée aussi dense et brune qu’un tronc d’arbre. Elle en resta la bouche ouverte, puis la fenêtre éclata. Les vitres se pulvérisèrent, Bonny fut projetée en arrière et elle glissa sur le plancher parmi la poussière de verre. Tous les objets de la maison se renversèrent, tombèrent, se fracassèrent. Les débris glissaient avec elle comme si la maison se fût inclinée presque à la verticale.
La Fissure de San Andréas, pensa-t-elle. Un terrible tremblement de terre comme celui d’il y a quatre-vingts ans. Tout ce que nous avons construit… tout est détruit. En tourbillonnant, elle se heurta au mur du fond, qui était maintenant à l’horizontale alors que le plancher se dressait en muraille. Elle vit pleuvoir lampes, tables et chaises qui finalement s’écrasaient et elle était stupéfaite que tout fût si fragile. Elle ne comprenait pas que des objets qu’elle possédait depuis des années puissent se briser si aisément. Seul le mur même, maintenant sous ses pieds, restait solide.
Ma maison, songeait-elle. Disparue. Tout ce qui m’appartient, qui a un sens pour moi. Oh ! ce n’est pas juste.
Elle gisait, pantelante, elle avait mal à la tête. Elle lissa son pantalon, de ses mains couvertes d’une fine poudre blanche et qui tremblaient, elle vit du sang sur son poignet : une blessure qu’elle ne distinguait pas ? À la tête, pensa-t-elle. Elle se frotta le front et des plâtras lui tombèrent des cheveux. Maintenant… elle ne comprenait plus… le plancher était de nouveau à plat et le mur à la verticale comme avant. Retour à la normale. Mais les objets étaient tous brisés. Cela persistait. Un véritable dépotoir, se dit-elle. Il va falloir des semaines et des mois. Jamais nous ne reconstruirons tout. C’est la fin de notre vie, de notre bonheur.
Elle se releva et se mit à marcher ; elle repoussa du pied les débris d’une chaise. Elle partit vers la porte en décochant des coups de pied dans les décombres. Des particules tournoyaient dans l’air et elle les avalait ; elle s’étouffait, elle était furieuse. Du verre partout et ses belles fenêtres, disparues ! Des trous carrés, vides, avec quelques éclats qui se détachaient encore pour tomber sous ses yeux. Elle découvrit une porte… que la torsion des cloisons avait ouverte. Elle y appliqua l’épaule, puis tout son poids, et réussit à écarter le battant juste assez pour sortir de la maison, le pas mal assuré, et aller se placer à quelques mètres pour contempler la scène.
Son mal de tête empirait. Suis-je devenue aveugle ? se demanda-t-elle, car elle avait du mal à garder les yeux ouverts. Ai-je perçu une lumière ? Elle avait le souvenir d’un unique éclair lumineux, comme un obturateur photographique qui s’ouvre et se referme si vite que les nerfs optiques ne réagissent pas… elle ne l’avait pas vu en réalité. Et pourtant ses yeux étaient blessés, elle sentait la blessure. Son corps, tout son être paraissait endommagé. Pas étonnant. Mais le sol ? Elle ne voyait pas de crevasse. Et la maison était debout. Seuls les fenêtres et les objets ménagers étaient détruits. La charpente restait, mais il n’y avait plus rien dedans !
Tout en marchant lentement, elle songeait : il faut que je trouve du secours. J’ai besoin de soins médicaux. Puis, alors qu’elle trébuchait et manquait tomber, elle jeta un coup d’œil circulaire et vit de nouveau la colonne de fumée brune dans le sud. Est-ce que San Francisco est déjà en feu ?
Cela brûle, conclut-elle. C’est une calamité. La ville même a été atteinte et pas seulement West Marin. Pas seulement la population du comté, mais tous les habitants de la ville. Il doit y avoir des milliers de morts. Ils vont décréter l’état d’urgence nationale et faire appel à la Croix-Rouge et à l’Armée. Nous nous en souviendrons jusqu’à notre dernier jour. Tout en avançant, elle se mit à pleurer, le visage dans les mains, ne voyant plus où elle allait, et ne s’en souciant plus. Ce n’était plus sur elle-même et la ruine de sa maison qu’elle pleurait. C’était pour la ville au sud. Pour tous ses habitants et tout ce qui s’y trouvait et ce qui y était arrivé.
Elle savait qu’elle ne la verrait jamais plus. Il n’y avait plus de San Francisco. Fini. La fin était survenue ce jour même. Les larmes aux yeux, elle errait mais se rapprochait quand même du bourg. Elle entendait déjà des voix monter de la plaine. Elle se guida sur le son.
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