Un autre homme appuya cette proposition. Je me sentis rougir, et je vis que Jimmy aussi paraissait embarrassé. Si seulement ils pouvaient passer à autre chose. Je ne tenais pas à porter le poids de ces remerciements.
« Je pense que c’est une excellente idée, » dit M. Persson. « Je propose que l’on passe au vote. »
Un autre membre du Conseil leva la main pour faire objection. « Je pense que nous nous éloignons du sujet de cette Assemblée. Nous pourrons voter cette motion à une autre occasion. »
Cela éveilla pas mal de discussions. Lorsque tout le monde se fut calmé, papa annonça sa décision : « Je pense en effet qu’il serait préférable de continuer l’ordre du jour. » Connaissant le but que papa poursuivait, j’étais heureuse de ne pas avoir eu droit à des félicitations en guise de préambule.
Une femme demanda la parole.
— « Je crois que nous avons négligé une question primordiale. Les gens pratiquent une politique de libre natalité ! Voilà qui est grave, car nous savons tous à quoi cela mène ! Et ils l’ont prouvé en volant cette vedette – qui ont-ils tué pour se l’approprier ? – et en mettant nos jeunes en prison. Et nous ne savons pas tout ! La vérité, c’est qu’ils représentent une menace pour nous ! »
M. Persson commença à répondre : « C’est leur planète, Mme Findlay. Nous ne pouvons pas leur dénier le droit d’avoir des lois contre la violation de domicile ! Quant au…»
Mon père le coupa : « Objection ! Je pense que la question de Mme Findlay est valable, et qu’elle devrait être examinée sérieusement ! »
Cela souleva un certain émoi, mais, comme seuls les membres du Conseil étaient sur un circuit ne dépendant pas du contrôleur des débats, on n’entendait clairement que M. Persson et papa. Je savais parfaitement comment cela fonctionnait. Sous une apparence de politesse et d’impartialité, papa poursuivait implacablement le but qu’il s’était fixé avec l’aide de M. Tubman ; quant à M. Persson, il faisait tout son possible pour rallier l’opposition.
Lorsque le tumulte se fut calmé, M. Persson reprit : « Nous sommes parfaitement conscients du danger que représentent ces gens. Oui, nous en sommes conscients. Mais, pour le moment du moins, la question a été réglée. Ils pratiquent peut-être la libre natalité, mais, pour l’heure, ils ne sont que quelques millions. Ils sont primitifs, arriérés. Ils ne possèdent pas les moyens de nous nuire. Au pire, nous pourrons toujours les discipliner. Laissons ces pauvres diables vivre dans l’isolement et se forger leur propre destinée…»
— « Je ne suis pas d’accord ! » dit papa en détachant bien ses mots.
Quelqu’un demanda que l’on passe à la discussion, d’autres que l’on continue le débat – c’est là qu’on s’amuse, dans les assemblées – puis tous finirent par se calmer.
Le contrôleur donna la parole à l’homme qui avait parlé le premier.
« C’est très bien de nous tranquilliser en nous disant cela, monsieur Persson, mais pouvez-vous nous garantir qu’ils ne se procureront pas une autre vedette, en utilisant la même méthode que la première fois ? Pouvez-vous nous le garantir ? »
— « Si nous mettons les autres Vaisseau x en garde, » répondit M. Persson, « ce danger sera supprimé. Mais je pense que la véritable question est ailleurs. Il ne s’agit pas tant du mal que cette planète arriérée pourrait nous faire mais de la raison pour laquelle elle serait susceptible de nous nuire. Et je maintiens que c’est parce qu’ elle est arriérée, et non pas malgré cela ! »
— « Vous vous éloignez du sujet du débat, » dit papa. « Nous examinons un cas spécifique, pas des généralités. Votre réponse n’est pas pertinente. En tant que président, j’y fais objection. »
— « Si, elle est pertinente ! » dit M. Persson. « Parfaitement pertinente ! Il s’agit d’une question plus vaste que vous ne voulez l’admettre, monsieur Laflèche ! Vous évitez d’aborder la question de notre politique et de nos options fondamentales, et je dis, moi, qu’il faut l’aborder, et tout de suite ! »
— « Je vous rappelle à l’ordre, monsieur Persson ! Vous vous éloignez de l’ordre du jour ! »
— « Absolument pas ! J’affirme que nous devrons examiner la politique fondamentale que nous poursuivons. Je demande un vote pour savoir si, oui ou non, nous devons examiner cette question avant de poursuivre les débats ! »
Les membres de l’Assemblée se remirent à crier – certains en faveur du vote, d’autres contre. Finalement, ceux qui demandaient un vote crièrent plus fort que les autres. Papa leva la main pour demander le silence. Dès qu’il put se faire entendre, il dit : « Une motion demandant un vote sur l’opportunité d’examiner l’ensemble de notre politique planétaire a été adoptée par acclamations. Contrôleur, procédez au vote. »
Lorsque tout le monde eut voté, l’écran montrait les “oui” en vert et les “non” en rouge. Il y avait 20 283 “oui” contre seulement 6 614 “non”. La question fut donc examinée.
M. Persson reprit la parole :
« Comme vous le savez, notre politique passée a consisté à ne fournir aux planètes qu’un minimum d’informations techniques, et uniquement en échange d’avantages matériels. Je maintiens que c’est une erreur. Je l’ai souvent dit au Conseil, et j’avais déjà tenté, en vain, de porter cette question devant l’Assemblée. Dans son témoignage, Mia Laflèche a souligné que la haine des habitants de Tintera à notre égard était en grande partie due à ce qu’ils se sentaient injustement privés d’un héritage auquel ils avaient autant droit que nous. Je ne peux pas les en blâmer. Ils ne nous étaient d’aucune utilité, ne possédant rien qui pût nous intéresser. Et, par conséquent, ils mènent une vie de misère. Ils pratiquent une politique de libre natalité ? La faute nous en incombe, je pense, car c’est à cause de nous qu’ils ignorent certains faits historiques déplaisants que nous ne connaissons que trop bien. Nous avons manqué à notre responsabilité. Je ne pense pas que nous devrions les punir pour nos fautes. »
À peine eut-il fini de parler que les applaudissements fusèrent de toutes parts. Lorsqu’ils se furent calmés, papa prit la parole :
« Vous n’ignorez certainement pas que je suis en désaccord avec M. Persson sur tous les points. Premièrement, la responsabilité de ce que ces gens sont devenus – des partisans de la libre natalité, peut-être des esclavagistes, certainement des assassins en puissance – leur incombe, et pas à nous. Ils sont le produit de la même histoire que nous et, s’ils ont oublié cette histoire, nous ne sommes pas tenus de la leur rappeler. Nous ne devons pas les juger d’après ce qu’ils auraient pu, ou dû, devenir, mais d’après ce qu’ils sont et d’après ce qu’ils veulent devenir. Ils représentent une menace, pour nous et pour tout le reste de la race humaine. J’ai la conviction que la seule possibilité qui nous soit ouverte est de les détruire. Si nous ne le faisons pas, alors, et alors seulement, aurons-nous des raisons de nous blâmer. Notre position est vulnérable ; l’existence du Vaisseau tient à un équilibre précaire, et la moindre erreur peut causer notre perte. Tintera est arriérée, certes, mais elle ne le restera pas toujours. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier. On ne stoppe pas un cancer, et une planète qui pratique la libre natalité est un cancer. Si l’on ne détruit pas le cancer, il ne cessera de croître, jusqu’à ce qu’il ait détruit l’organisme qui le porte. Tintera est un cancer. Il faut la détruire.
» Quant à l’ensemble de notre politique planétaire, je ne pense pas qu’elle ait besoin de nouvelles justifications. Les raisons qui la motivèrent à l’origine sont évidentes, et elles n’ont pas changé. Nous vivons dans un équilibre précaire et artificiel, mais nous avons des raisons de vivre comme nous le faisons. Si nous abandonnions les Vaisseau x pour nous installer sur une ou plusieurs planètes, pour une grande partie le savoir que nous avons préservé et développé serait irrémédiablement perdu ou mutilé. Si nous nous installions dans une des colonies, nous n’y serions qu’une infime minorité dont la voix ne pourrait se faire entendre. De plus, compte tenu des exigences matérielles dans des conditions de vie primitives – et même la plus évoluée des planètes est encore fort primitive – combien de temps nous resterait-il pour les arts, les sciences et l’étude ? Cela exige du temps, et le temps est rare dans les colonies. Et nombre de choses qui nous entourent devraient être abandonnées ici, faute de pouvoir être transportées, et nous ne pourrions les reproduire sur aucune planète. Elles seraient perdues à jamais.
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