Chaney, du coin de l’œil, vit quelqu’un remuer. Le Commandant se redressait pour examiner de près les photocopies.
— Il n’existait alors en hébreu que vingt-deux lettres, et c’étaient uniquement des consonnes. Les voyelles n’avaient pas encore été inventées et ne devaient l’être que six ou sept cents ans plus tard. Ce texte contient les vingt-deux consonnes habituelles mais le parchemin ne porte aucun signe – ni en dessus des lignes, ni au-dessous, ni dans le corps des mots, ni dans la marge – indiquant les cas où une consonne devient une voyelle. Et c’était révélateur.
Jetant un regard sur Moresby, il constata qu’il l’écoutait attentivement.
— Mais on pouvait se fonder sur d’autres indices. Le scribe connaissait bien les écrits de Daniel et de Michée. Le texte n’est pas du pur hébreu ; on peut y déceler des touches araméennes – un mot ou une expression plus percutants que l’équivalent hébreu. Le vieux mot grec eschatos n’est pas employé, et ce n’est pas normal. J’ai été surpris de son absence car le scribe connaissait l’œuvre dramatique ou mélodramatique des Grecs. Le texte, dit Chaney en soulignant d’un geste cette affirmation, n’a pu être écrit antérieurement à l’an 100 avant Jésus-Christ.
« Il est nettement plus facile de fixer la date après laquelle il n’a pu être rédigé. Pourquoi ? Parce que le scribe trahit les limites de son savoir. Et cette date limite, c’est 70 après Jésus-Christ. Le texte mentionne en trois endroits un certain Temple, un grand Temple blanc qui paraît être le centre de toute activité importante. Les temples étaient nombreux en Palestine et dans les pays environnants, mais il n’existait qu’un seul Temple avec un grand T : le plus saint des lieux saints, le Temple de Jérusalem. Dans cette histoire, le Temple est toujours debout, et c’est le centre de toute activité. Mais ce Temple-là a une fin : les armées romaines le rasent en 70 après J.-C. lorsqu’elles envahissent la Judée. Les Hébreux s’étaient révoltés et le Temple est démantelé jusqu’à la dernière pierre au cours de la répression qui s’ensuit.
— C’était prédit, dit le commandant Moresby.
Chaney ne daigna pas lui répondre. Il poursuivit :
— La période où ce texte a pu être composé se situe donc dans cette fourchette : entre 100 av. J.-C. et 70 ans après J.-C. Ce qui concorde parfaitement avec les tests au carbone 14. Je suis convaincu qu’il s’agit d’un document authentique, mais l’histoire qu’il raconte ne l’est pas – c’est une pure fiction bâtie sur des symboles et des mythes connus des anciens Hébreux.
Arthur Saltus regarda les photocopies, puis la jeune femme.
— Va-t-il falloir avaler tout ça, Katrina ?
— Oui, Monsieur. Tel est le désir de M. Seabrooke.
— C’est du temps perdu, Commandant, dit Chaney.
— Le Grand Chef Blanc a parlé, M’sieur, dit Saltus en lui adressant un large sourire. Je ne veux pas retourner sur ce rafiot dans la mer de Chine.
— L’Indic ne me reprendrait pas – elle m’a vendu au Grand Chef Blanc.
Brian Chaney écarta les documents photocopiés et saisit le volumineux rapport de l’Indic. Il l’ouvrit au hasard et se mit à lire la page. C’étaient des statistiques sur une élection ouest-allemande vieille de trois ans.
Il se rappelait cette élection ; les gens qui travaillaient dans sa section l’avait suivie avec intérêt et avaient essayé de parier sur son résultat, sans trouver de preneurs. Le rapport allait être terminé et soumis au Bureau lorsqu’on apprit que le parti national démocrate obtenait 4,3 % des suffrages – soit presque le minimum de 5 % exigible pour être représenté au Bundestag. Le parti avait été accusé de néonazisme et Chaney se demandait s’il avait réussi à exorciser le spectre d’Hitler et à conquérir ces 5 % de voix. Si Israël avait été en paix, ses journaux en auraient parlé, et cela ne lui aurait pas échappé. Peut-être avaient-ils publié les résultats d’élections ultérieures en dépit de la crise du papier et des difficultés du pays – ce qui, après tout, avait pu lui échapper. Il était resté absorbé si longtemps par ses traductions. Tout comme Saltus et Moresby étaient en ce moment plongés dans l’ Eschatos.
Chaney avait souvent spéculé sur la personnalité du scribe anonyme qui avait concocté cette histoire. À force de travailler sur ce texte, il en était arrivé à avoir l’impression qu’il connaissait presque cet homme, qu’il pouvait presque lire ses pensées. Mais il le voyait tantôt sous les traits d’un novice faisant l’apprentissage de son art et n’ayant pas encore reçu son moule définitif, tantôt sous ceux d’un prêtre défroqué pour non-conformisme. Il n’avait jamais hésité à employer le dialecte araméen lorsqu’il le jugeait plus coloré que l’hébreu, sa langue natale, et il avait narré son conte avec verve, en toute liberté poétique.
Eschatos
Le ciel était bleu, vierge, et pur de dragons (serpents ailés) lorsque l’homme qui était deux hommes (les jumeaux ?) vivait sur (ou sous) la terre. L’homme qui était deux hommes vivait en paix avec le soleil et ses enfants se multipliaient (les tribus ou familles qui l’entouraient croissaient avec le temps.) Il était connu et bien accueilli dans le Temple blanc, et peut-être y habitait-il. Son travail l’amenait fréquemment au lointain Harmagedôn, où il était aussi connu de ceux qui habitaient sur ses hauteurs que des hommes cultivant la plaine à ses pieds ; il frayait avec ces gens-là et les instruisait (conseillait, guidait) dans leur vie quotidienne ; c’était un sage. Il habitait une chambre d’ami (ou maison) chez (voisine de) une famille de montagnards, et il n’avait qu’à toucher la corde de la tente (leur faire signe) pour obtenir de la nourriture et de l’eau, qui lui étaient fournies gracieusement (en récompense de ses services ?).
L’homme qui était deux hommes travaillait dans la montagne.
Lourde était sa tâche (dont on ne sait à quels intervalles elle devait être accomplie). Elle consistait à se tenir sur le sommet de la montagne et à nettoyer le ciel des ordures (impuretés, détritus laissés par la Création) qui tendaient à s’amonceler en cet endroit.
Les montagnards devaient l’assister en lui fournissant dix cor d’eau (2 250 litres) prélevés dans un puits (ou une citerne) intarissable au pied de la montagne ; et chaque fois le travail était accompli dans l’obscurité et la lumière d’un seul jour (d’un coucher de soleil au suivant). Cette tâche lui avait été assignée par le prophète égyptien nomade (Moïse ?) il y avait de cela plus de cinq fois l’An du Jubilé (plus de 250 ans) ; c’était là un présage et une promesse que le prophète donnait à ses enfants, ses tribus : tant que les cieux seraient ainsi nettoyés on ne verrait pas le soleil entrer en effervescence ni les dragons planer, et l’âpre froid qui paralysait les vieillards serait refoulé au loin, à la place qui lui convenait.
Le nouveau prophète qui succéda à l’Égyptien (Aaron) approuva le pacte qui fut perpétué ; après lui Élisée approuva le pacte qui fut perpétué ; et après lui Sophonie approuva le pacte, qui fut perpétué ; après lui Michée approuva le pacte (erreur chronologique), qui fut perpétué. Et il est encore en vigueur. Les cieux étaient nettoyés et les peuples prospéraient.
L’homme qui était deux hommes était une figure étonnante. Il était fils (descendant direct) de David.
Sa tête était du plus bel or et ses yeux étaient des (mot manquant ; probablement gemmes) brillantes ; sa poitrine et ses bras étaient du plus pur argent, son corps était de bronze, ses jambes étaient de fer, et ses pieds étaient de fer mêlé d’argile (description entièrement empruntée à Daniel). L’homme qui était deux hommes ne vieillissait pas, son âge ne changeait pas, mais un jour qu’il travaillait à la tâche qui lui était assignée, il fut frappé par un malheur. Une pierre se détacha de la montagne et roula sur lui, lui écrasant le pied et broyant l’argile en une poussière qui s’envola au vent, et il s’écroula grièvement blessé. (Nouvel incident emprunté intégralement à Daniel.) Il cessa de travailler. Les montagnards l’amenèrent aux gens de la plaine, et les gens de la plaine le transportèrent au Temple blanc où les prêtres et les docteurs le déposèrent en son mal (l’enterrèrent).
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