Selver écarta les lèvres et lança d’une voix rauque le signal qui mettait fin à la chasse ; ceux qui l’accompagnaient le reprirent plus clairement, et plus fort, en forçant leurs voix de faussets ; d’autres voix leur répondirent, proches et lointaines dans la brume et la fumée, dans l’obscurité nocturne qu’éclairaient irrégulièrement les flammes. Au lieu de conduire son groupe hors de la ville, il leur fit signe de continuer, tout en s’écartant, dans une zone boueuse entre le chemin et un bâtiment détruit par le feu. Il enjamba une femelle umin morte et se pencha au-dessus d’un autre corps, cloué au sol par une poutre de bois calcinée. Il ne pouvait pas distinguer les traits du visage dissimulé par la boue et les ténèbres.
Ce n’était pas juste ; ce n’était pas nécessaire ; il n’avait pas besoin de regarder précisément ce mort parmi tant d’autres. Il n’avait pas besoin de le reconnaître dans l’obscurité. Il se remit à suivre son groupe. Puis se retourna ; avec de grands efforts, il souleva la poutre pour l’écarter du dos de Lyubov ; il s’agenouilla en glissant une main sous la lourde tête, et Lyubov parut reposer plus tranquillement, la tête au-dessus du sol ; Selver resta là, à genoux, immobile.
Il n’avait pas dormi depuis quatre jours et n’avait pas eu l’occasion de demeurer assez calme pour rêver plus longtemps que ça… il ne savait pas exactement. Il avait agi, parlé, voyagé, établi des plans, nuit et jour, depuis son départ de Broter avec ses compagnons venus de Cadast. Il s’était rendu de ville en ville pour parler aux gens de la forêt, leur annonçant la nouvelle situation, les faisant sortir du rêve pour pénétrer dans le monde, préparant ce qui avait été accompli cette nuit-même, parlant, parlant toujours, écoutant d’autres parler, pas un instant il n’avait pu trouver le silence, ni la solitude. Ils avaient écouté, ils avaient entendu et l’avaient suivi, s’étaient avancés sur le nouveau sentier. Ils avaient saisi dans leurs propres mains le feu qu’ils craignaient tant ; avaient maîtrisé le mauvais rêve ; et ils avaient lâché sur leur ennemi la mort qu’ils redoutaient. Tout avait été fait comme Selver l’avait dit. Tout s’était déroulé comme il l’avait annoncé. Les loges et de nombreuses demeures des umins avaient été brûlées, les vaisseaux volants étaient calcinés ou démolis, leurs armes étaient volées ou détruites ; et leurs femelles étaient mortes. Les feux s’éteignaient ; la nuit devenait très sombre, viciée par la fumée. Selver pouvait à peine voir ; il regarda vers l’est en se demandant si l’aube approchait. Agenouillé là dans la boue, il pensa : Voici maintenant le rêve, le mauvais rêve. Je pensais le tenir, mais c’est lui qui me tient.
Dans le rêve, les lèvres de Lyubov remuèrent un peu contre la paume de sa main ; Selver baissa les yeux et vit s’ouvrir ceux du mort. Ils reflétaient l’éclat des feux mourants. Au bout d’un moment, l’homme prononça le nom de Selver.
— Lyubov, pourquoi es-tu resté ici ? Je t’avais dit de ne pas demeurer en ville cette nuit.
C’est ainsi que Selver parla dans son rêve, d’une voix dure, comme s’il était fâché contre Lyubov.
— C’est toi le prisonnier ? » demanda faiblement Lyubov, sans relever la tête, mais d’un ton si normal que Selver sut pendant un instant que ce n’était pas le temps du rêve, mais le temps du monde, la nuit de la forêt. « Ou bien est-ce moi ?
— Aucun de nous, tous les deux, comment le saurais-je ? Tous les appareils et toutes les machines ont flambé. Toutes les femmes sont mortes. Nous avons laissé s’enfuir les hommes qui le pouvaient. Je leur ai dit de ne pas mettre le feu à ta maison, les livres ne seront pas abîmés. Pourquoi n’es-tu pas comme les autres, Lyubov ?
— Je suis comme eux. Un homme. Comme eux. Comme toi.
— Non. Tu es différent…
— Je suis comme eux. Et toi aussi. Écoute, Selver. Ne continue pas. Tu ne dois plus tuer d’autres hommes. Tu dois retourner… à toi-même… à tes racines.
— Quand ton peuple sera parti, le mauvais rêve cessera.
— Maintenant », dit Lyubov en essayant de redresser la tête, mais son dos était brisé.
Il leva les yeux vers Selver en ouvrant la bouche pour parler. Son regard s’éteignit et se tourna vers l’autre temps, ses lèvres demeurèrent entrouvertes, et muettes. L’air siffla un peu dans sa gorge.
Elles appelaient Selver, des voix lointaines et nombreuses, qui l’appelaient sans cesse.
— Je ne peux pas rester avec toi, Lyubov ! s’exclama Selver en larmes, et comme il n’y eut pas de réponse, il se releva et tenta de s’enfuir.
Mais il ne pouvait avancer que très lentement dans les ténèbres du rêve, comme s’il se déplaçait dans l’eau. L’Esprit du Frêne marchait devant lui, plus grand que Lyubov ou que n’importe quel umin, grand comme un arbre, sans tourner vers lui son masque blanc. Et tout en s’éloignant, Selver s’adressa à Lyubov : « Nous y retournerons, dit-il. J’y retournerai. Maintenant. Nous y retournerons, maintenant, je te le promets, Lyubov ! »
Mais son ami, celui qui était gentil, qui lui avait sauvé la vie et trahissait son rêve, Lyubov, ne répondit pas. Il marchait quelque part dans la nuit, près de Selver, invisible, et silencieux comme la mort.
Un groupe de gens de Tuntar trouvèrent Selver en pleurs qui parlait tout seul en errant dans l’obscurité, terrassé par le rêve : ils l’emmenèrent avec eux en rentrant rapidement à Endtor.
Là-bas, dans la Loge de fortune – une tente dressée au bord de la rivière –, il resta pendant deux jours et deux nuits à délirer, désemparé, tandis que les Vieux Hommes le soignaient. Et durant tout ce temps, les gens ne cessaient de venir à Endtor et d’en repartir, de retourner au Lieu d’Eshsen que l’on avait appelé Central, y enterrant leurs morts et les morts étrangers : plus de trois cents des leurs, plus de sept cents des autres. Il y avait environ cinq cents umins enfermés dans l’enclos, la cage aux créates, qui n’avait pas été incendié, car il était à l’écart et vide au moment de l’attaque. Autant s’étaient échappés, certains avaient rejoint les camps de bûcherons situés tout au sud, qui n’avaient pas été attaqués ; on pourchassait ceux qui se cachaient encore, erraient dans la forêt ou dans les Terres Coupées. Certains étaient tués, car beaucoup parmi les jeunes chasseurs et chasseresses n’entendaient toujours que la voix de Selver qui disait Tuez-les. D’autres avaient laissé derrière eux la nuit de la tuerie comme s’il s’était agi d’un cauchemar, le mauvais rêve qui devait être compris de peur qu’il ne se répète ; et ceux-là, confrontés à un umin assoiffé, épuisé, tapi dans un bosquet, ne pouvaient pas le tuer. Alors, c’était peut-être lui qui les abattait. Il y avait des groupes de dix ou vingt umins, armés de haches et de pistolets, mais peu d’entre eux avaient encore des munitions ; ces groupes étaient traqués jusqu’à ce qu’un nombre suffisant de chasseurs soient cachés dans la forêt environnante, puis ils étaient assaillis, ligotés, et ramenés à Eshsen. Ils furent tous capturés en deux ou trois jours, car les gens de la forêt pullulaient dans cette partie de Sornol, et il n’y avait jamais eu, de mémoire d’homme, la moitié ou le dixième d’un aussi grand nombre de gens réunis dans un seul endroit ; certains arrivaient encore des villes lointaines et des différentes Terres, d’autres retournaient déjà chez eux. Les umins capturés étaient parqués avec les autres dans l’enclos, bien qu’il fût surpeuplé et que les huttes fussent trop petites pour eux. On leur donnait de l’eau et deux repas par jour, et ils étaient gardés en permanence par plusieurs centaines de chasseurs armés.
Читать дальше