Le lendemain, il rédigea un bref rapport. Il disait que Tuntar vaquait à ses occupations habituelles, qu’on ne s’était pas détourné de lui et qu’on ne l’avait pas menacé. C’était un rapport exprès, et le plus inexact que Lyubov ait jamais écrit. Il omit tout ce qui pouvait porter à conséquences : la non-apparition de la chef, le refus de Tubab de saluer Lyubov, le grand nombre d’étrangers dans la ville, l’expression de la jeune chasseresse, la présence de Selver… Bien entendu, ce dernier point constituait une omission volontaire, mais à part cela, il se dit que le rapport était très rigoureux ; il n’avait omis que des impressions subjectives, comme un scientifique doit le faire. Il éprouva un violent mal de tête en écrivant ce rapport, et il ressentit une migraine encore plus forte lorsqu’il l’eut remis.
Il rêva beaucoup cette nuit-là, mais fut incapable de se rappeler ses rêves dans la matinée. Très tard durant la deuxième nuit qui suivit sa visite à Tuntar, il s’éveilla dans le hurlement hystérique de la sirène d’alarme et les bruits sourds des explosions, et dut finalement affronter ce qu’il avait jusqu’alors refusé. Il était le seul homme de Central à ne pas être surpris. Et, à cet instant, il sut ce qu’il était : un traître.
Et pourtant, même à ce moment, il ne fut pas clair pour lui qu’il s’agissait d’un raid athshéen. C’était seulement la terreur au fond de la nuit.
Sa propre hutte avait été délaissée, toute seule à l’écart des autres maisons ; les arbres qui l’entourent la protègent peut-être, pensa-t-il en se précipitant au-dehors. Tout le centre de la ville était en feu. Même le cube de pierre du Q.G. brûlait de l’intérieur comme un four brisé. Il y avait également des incendies dans la direction de l’hélicoport et du Terrain. Où avaient-ils déniché des explosifs ? Comment les incendies avaient-ils pu se déclencher tous en même temps ? Construits en bois, tous les bâtiments qui bordaient la rue Principale étaient en flammes ; le brasier faisait un bruit terrible. Lyubov courut vers les incendies. Le sentier était inondé ; il pensa d’abord que c’était un tuyau de pompe, mais comprit aussitôt que la canalisation principale venant de la rivière Menend se déversait inutilement sur le sol pendant que les maisons flambaient avec cet horrible bruit de succion. Comment avaient-ils fait ça ? Il y avait des gardes, sur le Terrain, il y avait toujours des gardes en jeeps… Des détonations : en rafales, le crépitement d’une mitrailleuse. De petites silhouettes galopaient tout autour de Lyubov, mais il courait au milieu d’elles sans leur prêter beaucoup d’attention. Il était maintenant à la hauteur de l’Hôtel, et il aperçut une fille dans l’encadrement de la porte, les flammes tremblotaient derrière elle et elle aurait pu facilement sortir. Mais elle ne bougeait pas. Il lui cria quelque chose, puis traversa vivement la cour pour la rejoindre et lui arracher les mains des poignées de portes auxquelles elle s’accrochait fortement, complètement terrifiée ; il l’entraîna de force en disant doucement « Viens, ma mignonne. Viens donc. » Alors elle le suivit, mais pas tout à fait assez vite. Au moment où ils traversaient la cour, la façade de l’étage le plus élevé, qui brûlait de l’intérieur, tomba lentement vers l’avant, poussée par la charpente qui s’effondrait. Des bardeaux et des poutres éclatèrent comme des fragments d’obus ; l’extrémité d’un madrier enflammé frappa Lyubov qui s’écroula sur le sol. Il resta étendu dans ce lac de boue éclairé par l’incendie. Il ne vit pas une petite chasseresse à fourrure verte bondir sur la fille, la tirer en arrière et lui trancher la gorge. Il ne vit rien du tout.
On ne chanta pas cette nuit-là. Il n’y eut que les cris et le silence. Selver jubila quand les vaisseaux volants brûlèrent, et des larmes lui vinrent aux yeux, mais aucune parole ne sortit de sa bouche. Il se retourna en silence pour ramener son groupe vers la ville, et le lance-flammes était lourd entre ses bras.
Chaque groupe des gens de l’Ouest et du Nord était mené par un ancien esclave comme lui-même, un de ceux qui avaient servi les umins à Central et connaissaient les bâtiments et les sentiers de la ville.
La plupart de ceux qui participèrent à l’attaque cette nuit-là n’avaient jamais vu la ville umin ; et beaucoup parmi eux n’avaient jamais vu un seul umin. Ils étaient venus parce qu’ils suivaient Selver, parce qu’ils étaient attirés par le mauvais rêve et que seul Selver pouvait leur apprendre à le maîtriser. Ils étaient des centaines et des centaines, des hommes et des femmes ; ils avaient attendu en gardant le plus profond silence, dans les ténèbres pluvieuses qui entouraient la ville, tandis que les anciens esclaves, deux ou trois par groupe, accomplissaient ce qu’ils pensaient devoir faire : briser la conduite d’eau, couper les fils qui transportaient la lumière depuis le Centre du Générateur, s’introduire dans l’Arsenal pour y dérober des armes. Les premières morts, celles des gardes, avaient été silencieuses, données dans le noir, très vite, par des armes de chasse, lacets, couteaux, flèches. La dynamite, volée plus tôt dans la nuit au camp de déboisement situé à dix miles au sud, fut placée dans l’Arsenal, dans le centre du Q.G., pendant que des incendies étaient allumés en d’autres endroits ; puis l’alarme fut donnée, les brasiers se déchaînèrent, et la nuit et le silence disparurent à la fois. La plupart des détonations et des coups de feu venaient des umins qui se défendaient, car seuls les ex-esclaves avaient pris des armes dans l’Arsenal, et eux seuls s’en servaient ; tous les autres s’en tenaient à leurs propres lances, couteaux, et arcs. Mais la dynamite, placée et allumé par Reswan et d’autres qui avaient travaillé dans les enclos d’esclaves des bûcherons, provoqua le bruit qui étouffa tous les autres, fit sauter les murs du Centre du Q.G. et détruisit les hangars et les vaisseaux.
Il y avait environs dix-sept cents umins dans la ville, cette nuit-là, et près de cinq cents étaient des femelles ; on disait que toutes les femelles umins étaient ici, maintenant, et c’est pourquoi Selver et les autres avaient décidé d’agir, bien que tous les gens désireux de venir ne fussent pas encore rassemblés. Entre quatre et cinq mille hommes et femmes avaient traversé les forêts pour assister à la Réunion d’Endtor, puis s’étaient rendus jusqu’ici, jusqu’à cette nuit.
Les brasiers étaient énormes, et il y avait une écœurante odeur de boucherie et de brûlé.
Selver avait la bouche sèche, la gorge douloureuse ; il ne pouvait pas parler, et il avait très soif. Comme il menait son groupe le long du sentier principal de la ville, un umin se mit à courir vers lui ; sa silhouette paraissait très grande dans la clarté tremblotante de l’air enfumé. Selver leva le lance-flammes et appuya sur la gâchette, bien que l’umin ait glissé dans la boue et soit tombé rudement sur les genoux. Aucun jet de flammes ne s’échappa de l’appareil, tout avait déjà été utilisé pour brûler les vaisseaux qui ne se trouvaient pas dans le hangar. Selver jeta le lourd engin. L’umin n’avait pas d’arme et c’était un mâle. Selver essaya de dire « Laissez-le filer », mais sa voix était faible, et deux hommes, des chasseurs venus des Clairières d’Abtam, l’avaient dépassé d’un bond en brandissant leurs longs couteaux, alors même qu’il parlait. Les grandes mains nues se crispèrent dans l’air, puis retombèrent mollement. Le grand cadavre resta affalé dans le sentier. De nombreux autres morts gisaient çà et là, dans ce qui avait été le centre de la ville. Mais il n’y avait plus beaucoup de bruits, à part celui des incendies.
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