En fait, ce n’était pas beaucoup plus excitant que de chasser de vrais rats, qui étaient à peu près les seuls animaux sauvages restant sur la Terre Nourricière, mais cela provoquait une émotion plus forte ; les créates étaient bien plus gros que les rats, et vous saviez qu’ils pouvaient se défendre, bien qu’ils ne le fissent pas cette fois-là. En réalité, certains s’allongeaient même sur le sol au lieu de déguerpir, ils restaient simplement étendus là sur le dos, les yeux fermés. C’était écœurant. Les autres gars le pensaient aussi et l’un d’eux se trouva vraiment malade, il vomit après avoir brûlé un des créates allongés.
Aussi démangés qu’ils fussent, les hommes n’épargnèrent même pas une femelle pour la violer. D’avance, ils avaient tous été d’accord avec Davidson pour reconnaître que c’était sacrément trop proche de la perversion. L’homosexualité se pratiquait avec d’autres humains, elle était normale. Ces choses pouvaient avoir la forme de femmes humaines, mais elles n’en étaient pas, et il valait mieux prendre son pied en les tuant, et rester propre. Cela leur avait semblé raisonnable à tous, et ils s’y étaient tenus.
De retour au camp, chacun d’eux garda bouche cousue, et ils ne se vantèrent même pas auprès de leurs copains. C’étaient des hommes bien. Pas un mot sur l’expédition ne parvint aux oreilles de Muhamed. Pour le vieux Mu, tous ses hommes étaient de bons petits gars qui se contentaient de scier les troncs et se tenaient à l’écart des créates, oui monsieur ; et il pouvait continuer à le croire jusqu’au jour J.
Car les créates attaqueraient. Quelque part. Ici, ou l’un des camps de l’île King, ou Central. Davidson le savait. Il était le seul officier à le savoir dans toute la colonie. Aucun mérite, il se trouvait savoir qu’il avait raison. Personne ne l’avait cru, à part ces quelques hommes, ici, qu’il avait eu le temps de convaincre. Mais les autres s’apercevraient tous, tôt ou tard, qu’il avait raison.
Et il avait raison.
Il avait éprouvé un choc en se retrouvant face à face avec Selver. En revenant vers Central depuis le village situé dans les contreforts, Lyubov s’efforça de comprendre pourquoi il avait reçu un choc, de diagnostiquer quel nerf avait frémi. Car après tout, en général, on n’est pas terrifié lorsqu’on a la chance de retrouver un excellent ami.
Il n’avait pas été facile d’amener la chef à l’inviter. Tuntar avait été son principal objet d’étude pendant tout l’été ; il disposait ici de quelques excellents informateurs et il était en bons termes avec la Loge et la chef qui lui avait permis d’observer et de participer librement à la communauté. Obtenir sournoisement d’elle une invitation, par l’intermédiaire de quelques ex-serfs encore dans la région, avait pris beaucoup de temps, mais elle avait fini par accepter en lui offrant, comme le disaient les nouvelles directives, une véritable « occasion proposée par les Athshéens ». Sa propre conscience, plutôt que celle du colonel, avait insisté là-dessus. Dongh voulait qu’il y aille. Il était ennuyé par la Menace Créate. Il avait demandé à Lyubov de les jauger, de « voir comment ils réagissent maintenant que nous les laissons tranquilles ». Il avait l’espoir d’être rassuré. Lyubov ne parvenait pas à se dire si le rapport qu’il rédigerait pourrait ou non rassurer le colonel Dongh.
Sur quinze kilomètres autour de Central, la plaine avait été déboisée et les souches pourries avaient disparu ; c’était maintenant une vaste zone plate et terne couverte de plantes fibreuses, comme une chevelure grise sous la pluie. Sous ces feuilles âpres, les jeunes arbustes donnaient leur première production, les sumacs, les trembles nains et les salviformes qui, lorsqu’ils auraient grandi, protégeraient à leur tour les jeunes arbres. Si on la laissait tranquille, sous ce climat pluvieux et régulier, cette région pourrait se reboiser d’elle-même en trente ans et retrouver sa densité maximale en un siècle. Si on la laissait tranquille.
La forêt commença brusquement, dans l’espace et non dans le temps : sous l’hélicoptère, le vert infiniment varié des feuillages couvrait les lentes ondulations et les plissements des collines de Sornol Nord.
Comme la plupart des Terriens de Terra, Lyubov n’avait jamais marché parmi des arbres sauvages, jamais vu un bois plus grand qu’un pâté de maisons. Sur Athshe, au début, il avait éprouvé gêne et oppression dans la forêt, s’était senti étouffé par la foule infinie et désordonnée des troncs, des branches et des feuilles dans ce perpétuel crépuscule verdâtre ou brunâtre. La masse et le fouillis des diverses vies en compétition, qui s’étiraient, s’enflaient vers l’extérieur et vers le haut, en direction de la lumière, le silence composé d’une multitude de petits bruits insignifiants, la totale indifférence végétale à la présence de l’esprit, tout cela l’avait troublé, et comme les autres il s’était cramponné aux clairières et à la plage. Mais il s’était mis à l’aimer, petit à petit. Gosse le taquinait en l’appelant Monsieur Gibbon ; et en fait, Lyubov ressemblait assez à un gibbon, avec un visage rond et sombre, des bras longs et des cheveux qui grisonnaient prématurément ; mais la race des gibbons était éteinte. Que cela lui plaise ou non, en tant que spécialiste des evis, il devait se rendre dans la forêt pour trouver les evis ; et maintenant, après quatre ans d’étude, il se sentait parfaitement chez lui sous les arbres, peut-être plus que nulle part ailleurs.
Il en était également venu à aimer les noms que les Athshéens donnaient à leurs terres et à leurs villes, des mots sonores de deux syllabes : Sornol, Tuntar, Eshreth, Eshsen – qui étaient maintenant Central –, Endtor, Abtan, et par-dessus tout Athshe, qui signifiait la Forêt, et le Monde. Comme terre, terra, tellus désignaient à la fois le sol et la planète, deux significations en un mot. Mais pour les Athshéens le sol, la terre, n’était pas ce vers quoi retournaient les morts et par quoi subsistait le vivant : la substance de leur monde n’était pas la terre, mais la forêt. Le Terrien était boue, poussière rouge. L’Athshéen était branche et racine. Ils ne sculptaient pas des statues d’eux-mêmes dans la pierre, mais seulement dans le bois.
Il posa la puce dans une petite clairière située au nord de la ville, et entra en passant devant la Loge des Femmes. L’odeur âcre d’une ville athshéenne s’accrochait à l’air ; la fumée de bois, la viande de poisson, les herbes aromatiques, la sueur étrangère. L’atmosphère d’une maison souterraine, du moins lorsqu’un Terrien pouvait y pénétrer, était un rare composé de CO 2et d’odeurs infectes. Lyubov avait passé de nombreuses heures stimulantes pour l’intellect à rester recroquevillé en suffoquant dans l’obscurité pestilentielle de la Loge des Hommes de Tuntar. Mais selon toute apparence, il n’y serait pas invité cette fois-ci.
Les gens de la ville avaient bien sûr appris le massacre du Camp Smith, qui s’était produit six semaines auparavant. Ils avaient dû en prendre connaissance très tôt, car les nouvelles se répandaient rapidement parmi les îles, mais pas assez vite malgré tout pour relever d’un « mystérieux pouvoir de télépathie » comme les bûcherons se plaisaient à le croire. La ville savait aussi que les mille deux cents esclaves de Centralville avaient été libérés peu après le massacre du Camp Smith, et Lyubov pensait comme le colonel que les indigènes pourraient considérer le second événement comme un résultat du premier. Cela donnait ce que le colonel appellerait « une impression erronée », mais ce n’était sans doute pas important. Ce qui importait, c’était que les esclaves aient été relâchés. Les erreurs commises ne pouvaient pas être réparées, mais au moins on ne les commettait plus. Ils pouvaient recommencer sur de nouvelles bases : les indigènes sans se demander vainement, avec douleur et étonnement, pourquoi les « umins » traitaient les hommes comme des animaux ; et lui sans le fardeau de l’explication ni les tiraillements d’un irrémédiable sentiment de culpabilité.
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