Le grand homme s’approche de sa sacoche de selle, la déboutonne et en sort un pochon. Il le vide de son contenu : des briquettes de charbon, qui tombent sur le gravier du chemin avec un bruit de crottin de cheval.
« Monsieur ? »
Il élève le sac au-dessus de moi, et j’ai un mouvement de recul. Quelle expression archaïque, « sacoche de selle ». Quand l’ai-je même apprise ? Le monde est devenu bien étrange.
« Il ne faut pas, il ne faut jamais prononcer ces mots-là », insiste l’homme, après quoi il me passe le sac sur la tête et l’attache serré.
* * *
Le grand amish au cou épais ne me tue pas. J’endure un long moment de terreur à attendre le coup de grâce, couché par terre, la tête emprisonnée dans le sac, dans les ténèbres. Par-dessus le bruissement de la pluie, je l’entends se déplacer, faire des allers-retours entre son cheval et moi, le choc sourd de ses bottes sur le chemin… il pose son fusil et sa fourche, il prend des choses dans ses sacoches.
J’ai les bras ligotés pas très serré derrière moi, poignet contre poignet. Ses mains se glissent sous mes aisselles, me soulèvent comme un pantin brisé et me posent sur mes pieds. Il me pousse dans une direction, et nous nous mettons en marche. Nous avançons à travers champs, en broyant sous nos pieds des petits tas glissants de feuilles à demi pourries. Des tiges mortes me griffent les jambes et les mains.
« Je vous en prie, dit mon ravisseur chaque fois que je glisse ou trébuche, en me poussant dans le dos, sans ménagement, avec ses mains fortes. Continuez d’avancer. »
Je suis pris au piège dans l’épaisse odeur rance des briquettes, et la toile du sac me gratte le visage et le crâne. Le tissu ne suffit pas à m’aveugler entièrement. J’entraperçois de temps en temps le champ de maïs, des miroitements de clair de lune qui passent à travers la trame.
Il se peut que ce soit le même homme, celui que m’a décrit Sandy, ou non. Combien d’amish costauds peut-il y avoir, avec une barbe noire grisonnante, ici, dans « le bas du comté », occupés à protéger leur ferme contre les inconnus passant sur la route ? Quelles sont les chances que ceci soit le bon endroit, le bon bonhomme, qu’il soit en mesure de répondre à mes questions ? Quelles sont les chances qu’il soit sur le point de me trouer la peau et d’abandonner mon corps dans un champ en friche ?
« Monsieur ? »
Je tourne légèrement la tête sans cesser de marcher. Comment même poser la question ? Par où commencer ?
Mais il émet un bruit rude à consonance germanique pour me faire taire, un genre de ekh , et répète ce qu’il m’a déjà dit : « Continuez d’avancer. »
J’avance en titubant sous la pluie froide, sous mon masque de ténèbres.
J’entends un jappement bref et nerveux, juste derrière moi, à hauteur de taille. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il portait le chien. Je me tortille dans mes liens, essaie d’écarter mes poignets l’un de l’autre.
« Si…
— Taisez-vous.
— Si vous me tuez, alors s’il vous plaît… » Je n’arrive pas à le dire. « Je vous en prie, occupez-vous de mon chien. Il est malade. »
L’homme ne m’écoute pas. « Taisez-vous. Il faut vous taire. »
Nous continuons ainsi pendant près d’une demi-heure. Je perds la notion du temps. Je suis noyé dans la douleur de mes côtes cassées, celle de ma coupure au front, noyé dans l’inquiétude, le noir et la confusion, tandis que je piétine à travers champs sous la menace d’un fusil. Je m’attends sans cesse à ce que l’amish s’arrête et m’ordonne de me mettre à genoux. Je pense à Nico, à Sandy et Billy, puis à McConnell et à ses enfants, là-bas à Police House , en train de faire des puzzles, de pêcher du poisson pour le dîner. J’aurais dû rester avec eux. J’aurais dû rester au commissariat avec Cortez ; rester avec Naomi Eddes chez Mr. Chow , à flirter autour d’un plat gras de nouilles sautées. Les endroits où j’aurais dû rester ne manquent pas.
* * *
« Monsieur ? »
Enfin, nous nous arrêtons, et j’essaie de nouveau. « Monsieur ? »
L’homme ne me répond pas. De là où il se tient, à quelques mètres de moi, m’arrive un bruit nouveau, un cliquetis de chaîne. En plissant les paupières, j’arrive à distinguer des formes vagues à travers le sac.
Il nous a emmenés jusqu’à un édifice… une maison ? Je reste debout sous la pluie, à attendre en grelottant. Puis le bruit reconnaissable d’une porte rouillée que l’on ouvre. Une porte énorme. Ce n’est pas une maison. C’est une grange.
Il me reprend sous les bras, ferme mais pas rude, me soulève et me déplace en avant, vers l’intérieur. L’odeur est immédiate et très claire : crottin de cheval et vieille paille tiède. Il repose au sol mon corps blessé et épuisé, puis ligote mes chevilles comme il l’a fait de mes poignets.
« Monsieur ? » dis-je et tournant la tête en tout sens, cherchant son visage à travers la toile de jute.
Il est reparti. Vers la porte.
« Je ne veux pas vous prendre votre ferme, je ne veux rien à manger. Vous m’entendez ? Je ne suis pas ce genre d’intrus. Monsieur ?
— Pardon », dit-il à mi-voix, presque en chuchotant, et c’est comme tout à l’heure : ce n’est pas à moi qu’il parle. Ce n’est pas mon pardon à moi qui l’intéresse.
Je titube en rond, comme un animal effarouché, aveuglé et entravé. Je me mets à tousser, et sens le goût de ma propre salive, la chaleur de l’intérieur du sac. « Ne me laissez pas ici. Je vous en supplie, ne faites pas ça.
— Je vous apporterai à manger, me dit l’homme. Si je peux. Ça ne sera peut-être pas possible. »
Une terreur brûlante, maintenant : panique, peur et confusion. Je me sens comme un homme pris au piège dans les décombres d’un immeuble effondré. Si le vieux me laisse ici, alors c’est fini, mon enquête prend fin immédiatement et je ne saurai jamais quel sort a connu ma sœur. L’astéroïde va entrer en collision avec la Terre et me surprendra en train de perdre mon temps, encapuchonné et affamé, dans une vieille grange.
L’homme revient s’agenouiller à côté de moi, et je me crispe en sentant quelque chose se presser contre ma tête. C’est une lame de couteau : il est en train de retirer le sac, comme si j’étais un bébé né coiffé. Le monde se révèle un peu plus visible que quand j’étais encapuchonné, mais pas beaucoup plus. Une grange au clair de lune, sombre, pleine de toiles d’araignée, chaude. L’odeur des chevaux et de leur crottin. J’inspire longuement, trois fois, avec difficulté, et je me trouve face au visage de l’homme, que je regarde droit dans les yeux.
« Vous ne pouvez pas m’abandonner ici.
— Plus que quatre jours, me répond-il en pointant le doigt vers le ciel. Plus que quatre jours. »
Il dépose doucement le chien à mes pieds. Houdini se met aussitôt à laper l’eau sale d’une flaque.
« Ayez pitié. »
Il passe la main sur son visage, m’observe d’en haut, moi qui suis à terre. « C’est ce que je fais. »
Sur ces mots, il s’en va. Le cliquetis de la chaîne, qui ferme la porte. Le craquement distinct des bottes de l’amish dans le champ de maïs, s’estompant à mesure qu’il s’éloigne.
Le silence de la campagne. Le noir de la campagne.
Ne t’endors pas, Henry. Ne t’endors pas.
C’est la première chose. La première chose est tout simplement de rester éveillé. La deuxième, c’est de garder le sens de la perspective. Survivre à des conditions difficiles, comme je l’ai découvert, dépend très souvent de cette capacité. La dernière fois que je me suis trouvé dans une situation comme celle-ci, livré ainsi à moi-même, je n’avais pas reçu un coup de pied de cheval : je m’étais pris une balle. Une balle de sniper dans le haut du bras droit, qui a rompu l’artère brachiale, et c’était mal parti, très mal parti. Je perdais mon sang dans un fortin en regardant la nuit tomber, jusqu’au moment où ma sœur est arrivée à la rescousse à bord d’un hélicoptère, je vous demande un peu, les pales tournoyant dans le coucher de soleil, et le gros engin est descendu me chercher.
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