Tandis que Nessus s’asseyait sur sa jambe postérieure repliée, le Kzin se laissa tomber lourdement sur un coussin gonflable. Sous son poids, celui-ci aurait dû exploser comme la moindre baudruche. En équilibre sur un coussin trop petit pour lui, le plus vieil ennemi en second de l’Homme paraissait curieux et ridicule.
Les guerres entre Hommes et Kzinti avaient été nombreuses et terribles. Si les Kzinti avaient seulement gagné la première d’entre elles, l’espèce humaine eût été esclave et viande de boucherie pour le reste de l’éternité. Mais les Kzinti avaient souffert des guerres qui suivirent. Ils avaient tendance à attaquer avant d’être prêts. Ils avaient un concept limité de la patience, et aucun sentiment de pitié ni le sens de la guerre restreinte. Chaque guerre leur avait coûté une perte considérable de population et la confiscation, en représailles, de deux mondes kzinti.
Depuis deux cent cinquante ans, les Kzinti n’avaient pas attaqué l’espace humain. Ils n’avaient rien avec quoi attaquer. Depuis deux cent cinquante ans, les Hommes n’avaient pas attaqué les mondes kzinti ; et aucun Kzin ne pouvait le comprendre. Les Hommes les déconcertaient terriblement.
Ils étaient rudes et coriaces, et Nessus, un poltron notoire, avait insulté quatre Kzinti adultes dans un restaurant public.
« Parlez-moi encore », dit Louis, « de la prudence proverbiale des Marionnettistes, J’ai oublié. »
— « Je n’ai peut-être pas été très honnête avec vous. Ceux de ma race me considèrent comme fou. »
— « Oh, très bien ! » Louis aspira le contenu du verre-ampoule qu’un donneur anonyme lui avait forcé dans la main. C’était de la vodka avec de la grenadine et de la glace pilée.
La queue du Kzin battait sans arrêt. « Pourquoi devrions-nous nous embarquer avec un dément reconnu ? Vous devez bien être le plus fou de tous, pour vouloir voyager avec un Kzin. »
— « Vous vous alarmez trop facilement », rétorqua Nessus de sa voix douce et persuasive, et insupportablement sensuelle. « Les Hommes n’ont jamais rencontré un Marionnettiste qui ne fût pas fou aux yeux des siens. Aucun étranger n’a jamais vu le monde des Marionnettistes, et aucun Marionnettiste sain d’esprit ne confierait sa vie au fragile système de subsistance d’un astronef, ou aux dangers inconnus et peut-être mortels d’un monde étranger. »
— « Un Marionnettiste fou, un Kzin adulte, et moi. Le quatrième membre de notre équipage ferait mieux d’être un psychiatre. »
— « Non, Louis. Aucun de nos candidats n’est psychiatre. »
— « Ah ? Et pourquoi pas ? »
— « Je n’ai pas choisi au hasard. » Le Marionnettiste suçait son ampoule d’une bouche et parlait de l’autre. « D’abord, il y eut moi. Le voyage que nous projetons doit bénéficier à notre race, nous devons donc y inclure un représentant. Celui-ci devait être assez fou pour s’aventurer dans un monde inconnu, mais assez sensé pour survivre grâce à son intelligence. Comme il se trouve, j’étais juste à la limite. »
« Nous avions des raisons d’inclure un Kzin. Parleur-aux-Animaux, ce que je vous dis maintenant est secret. Nous avons observé votre race depuis un temps considérable. Nous connaissions votre existence bien avant que vous n’attaquiez l’Humanité. »
— « Vous avez bien fait de ne pas vous montrer », gronda le Kzin.
— « Sans aucun doute. Au début, nous avions jugé que la race kzinti était à la fois inutile et dangereuse. Des recherches furent entreprises pour déterminer si elle pouvait être éliminée sans risques. »
— « Je vais prendre vos cous et en faire un nœud. »
— « Vous ne commettrez pas de violences ! »
Le Kzin se leva.
— « Il a raison », dit Louis. « Asseyez-vous, Parleur. Vous ne tireriez aucun profit du meurtre d’un Marionnettiste. » Le Kzin se rassit. Cette fois encore, le coussin résista.
— « Le projet fut annulé », reprit Nessus. « Nous découvrîmes que les guerres entre Hommes et Kzinti réduisaient suffisamment l’expansion kzinti et vous rendaient moins dangereux. Nous poursuivîmes notre surveillance.
» Six fois, au cours de plusieurs siècles, vous avez attaqué les mondes des Hommes. Six fois, vous avez été vaincus, perdant à peu près les deux tiers de votre population mâle dans chaque guerre. Dois-je commenter le niveau d’intelligence que cela révèle ? Non ? De toute façon, vous n’avez jamais été en danger réel d’extermination. Vos femelles non pensantes n’étaient pratiquement pas touchées par la guerre, de sorte que la génération suivante remplaçait en partie le nombre des disparus. Vous avez quand même perdu progressivement un empire que vous aviez mis des milliers d’années à bâtir.
» Il devint évident que les Kzinti évoluaient à pas de géant. »
— « Évoluaient ? »
Nessus feula un mot dans la Langue Héroïque. Louis sursauta. Il n’avait pas soupçonné que les gorges du Marionnettiste fussent capables de cela.
— « Oui », dit Parleur-aux-Animaux, « c’est bien ce que j’avais entendu. Mais je ne comprends pas l’implication. »
— « L’évolution dépend de la survivance du mieux adapté. Depuis des centaines d’années kzinti, les mieux adaptés de votre race furent ceux qui eurent l’esprit ou l’indulgence d’éviter de combattre les Humains. Les résultats sont évidents. Depuis près de deux cents années kzinti, la paix a régné entre Hommes et Kzinti. »
— « Mais ce serait inutile ! Nous ne pourrions pas gagner une seule guerre ! »
— « Cela n’a pas arrêté vos ancêtres »
Parleur-aux-Animaux lampa son bourbon chaud. Sa queue nue et rose, pareille à celle d’un rat, battait furieusement.
« Votre espèce a été décimée », continua le Marionnettiste. « Tous les Kzinti vivant aujourd’hui descendent de ceux qui échappèrent à la mort au cours des guerres avec les Hommes. Certains d’entre nous estiment que les Kzinti ont maintenant l’intelligence — ou le contrôle de soi — nécessaire pour traiter avec des races qui leur sont étrangères. »
— « Alors, vous risquez votre vie en voyageant avec un Kzin… »
— « Oui », dit Nessus, et il frissonna des têtes aux sabots. « Mes motifs sont puissants. Il a été entendu que si je pouvais prouver la valeur de mon courage, en l’utilisant pour rendre un service important à ma race, je serais autorisé à procréer. »
— « Ce n’est certes pas un engagement compromettant », remarqua Louis.
— « Et puis, il y a d’autres raisons d’emmener un Kzin. Nous rencontrerons d’étranges environnements recelant des dangers inconnus. Qui me protégera ? Qui serait mieux équipé pour cela qu’un Kzin ? »
— « Protéger un Marionnettiste ? »
— « Cela vous paraît-il insensé ? »
— « Oui », dit Parleur-aux-Animaux. « Et cela séduit aussi mon sens de l’humour. Et celui-là, ce Louis Wu ? »
— « Pour nous, la coopération avec les Hommes a été largement profitable. Nous avons donc naturellement choisi au moins un Humain. Louis Gridley Wu est un survivant-type affirmé, à sa façon désinvolte et téméraire. »
— « Désinvolte, il l’est ; et téméraire. Il m’a défié en combat singulier. »
— « Auriez-vous accepté si Hroth n’avait pas été présent ? Auriez-vous porté la main sur lui ? »
Читать дальше