— J’ai du mal à admettre que la chose produise obligatoirement cet effet.
— Vous finirez par comprendre.
— Peut-être n’en sera-t-il pas de même pour moi, si j’arrive à posséder le don.
— Évidemment ! s’écria Carvajal. Tous ! Nous nous imaginons tous faire exception !
À la rencontre suivante, il m’apprit comment sa mort surviendrait. Il lui restait moins d’une année à vivre. La fin arriverait au printemps de 2000, quelque part entre le 10 avril et le 25 mai : bien qu’affirmant connaître la date exacte, et même l’heure, il répugnait à se montrer plus précis.
— Pourquoi me le cacher ? insistai-je.
— Parce que je ne tiens pas à avoir les oreilles pleines de votre fébrilité et de vos anticipations personnelles, grommela-t-il sans y mettre plus de formes. Je ne veux pas que vous veniez ce jour-là en sachant que c’est justement la date fatidique, et sous le coup d’émotions absurdes.
— J’y assisterai donc ? (Ce que j’entendais me laissait abasourdi.)
— Mais certainement.
— Me direz-vous au moins où cela se passera ?
— Dans mon appartement. Vous et moi serons en train de discuter d’une question qui vous aura posé des problèmes. On sonnera. J’irai ouvrir et un homme entrera de force, un homme roux, armé, qui…
— Une minute. Vous m’avez dit naguère que personne ne vous cherchait noise dans votre quartier, et que nul n’y songerait jamais.
— Nul de ceux qui habitent ici, corrigea Carvajal. Cet homme sera un étranger. On lui aura donné mon adresse par erreur. Il se présentera à la mauvaise porte, espérant bien récupérer un colis de stupéfiants – quelque poudre dont usent les drogués. Quand je lui dirai que je n’ai rien de semblable, il ne voudra pas me croire, il s’imaginera que c’est une manœuvre pour le rouler. Il se mettra en colère, gesticulera avec son arme, me menacera de tirer.
— Et que ferai-je, pendant ce temps ?
— Vous regarderez.
— Je regarderai ? Je resterai simplement là, sur place, les bras croisés, en spectateur ?
— Ni plus ni moins, ponctua Carvajal. En spectateur. (Il y avait une note tranchante dans ses paroles. Comme s’il me donnait un ordre :) Vous ne ferez rien d’un bout à l’autre de cette scène. Vous vous tiendrez en dehors du dialogue, sur la droite ou sur la gauche. Vous ne serez qu’un témoin.
— Je pourrais assommer le type d’un coup de lampe. Je pourrais essayer de lui arracher son pistolet.
— Vous ne tenterez rien.
— Soit. Et qu’arrivera-t-il ?
— Quelqu’un frappera à la porte. Ce sera un de mes voisins qui aura entendu le bruit de notre discussion et s’inquiétera à mon sujet. Le truand s’affolera. Il croira que c’est la police, ou peut-être un membre d’une bande rivale. Il fera feu trois fois ; puis il enfoncera la fenêtre et fuira par l’escalier de secours. Les balles m’atteindront à la poitrine et à la tête. Je tiendrai encore une minute ou deux. Vous, vous n’aurez aucun mal.
— Et ensuite ?
Carvajal se mit à rire.
— Et ensuite ? Et ensuite ? Comment voulez-vous que je sache ? Je vous l’ai dit : quand je vois , c’est comme si je regardais dans un périscope. Mon périscope a un champ qui va jusqu’au jour en question, jamais plus loin. Ma vision se termine à cet instant.
Le calme dont il faisait preuve pour m’expliquer une telle chose !
Je le questionnai encore :
— Est-ce la scène que vous avez vue, le jour où nous déjeunions au Club des Négociants et des Armateurs ?
— Oui.
— Vous étiez assis en face de moi, vous vous voyiez abattu par un tueur, et vous m’invitiez tranquillement à choisir mon menu ?
— Cette scène ne m’apprenait rien de nouveau.
— Combien de fois l’avez-vous donc vue ?
— Aucune idée. Vingt fois, cinquante fois, cent peut-être. C’est comme un rêve récurrent.
— Dites plutôt un cauchemar.
— On finit par s’habituer. Une telle vision cesse de causer un choc émotionnel au bout des dix ou douze premières fois.
— Ce n’est donc pour vous qu’un simple film ? Une vieille bande de James Cagney que l’on passerait à la télé en fin de programme ?
— Oui, en quelque sorte, admit Carvajal. La séquence elle-même devient banale, lassante. C’est du réchauffé, un spectacle dont on connaît déjà la fin. Par contre, les implications restent. Elles ne cessent jamais de peser sur moi, alors que les détails ne comptent plus.
— Et vous vous êtes résigné. Vous n’essaierez pas de fermer la porte au nez de cet homme quand le moment sera venu. Vous ne me laisserez pas m’embusquer dans le corridor, l’assommer par-derrière. Vous ne demanderez pas à la police de vous protéger ce jour-là.
— Évidemment non. Quel profit en tirerais-je ?
— À titre d’expérience…
Carvajal fit la moue. Il semblait irrité de l’insistance que je mettais à revenir sur un thème qui lui paraissait absurde.
— Ce que je vois est ce qui arrivera, Lew. L’époque des expériences s’est située il y a cinquante ans, et toutes ont échoué. Non, nous ne nous mettrons pas en travers. Nous jouerons notre rôle docilement, vous comme moi. Vous le savez bien.
Sous le nouveau régime qu’il m’imposait, je conférais quotidiennement avec lui, et jusqu’à plusieurs fois dans une même journée, le plus souvent par téléphone. Je lui transmettais les tout derniers renseignements intéressant la politique du pays : manœuvres stratégiques, entretiens avec certains leaders d’autres villes, extrapolations – bref, le genre de choses qui pouvaient, de près ou de loin, influer sur notre grande offensive pour occuper la Maison Blanche. La raison qui me faisait classer ces matériaux dans l’esprit de Carvajal était son fameux « périscope ». Il ne voyait rien de ce qui ne tombait pas tôt ou tard dans le champ de sa conscience et n’aurait pu me communiquer ce qu’il ne voyait pas. Mon procédé revenait donc à m’expédier des messages en provenance du futur – messages pour lesquels il tenait lieu de relais. Les données que je lui fournissais aujourd’hui étaient naturellement sans valeur, puisque le Lew Nichols actuel les connaissait déjà, mais celles que je lui transmettrais le mois suivant pouvaient se révéler utiles à ce jour. Et comme ces informations prenaient fatalement place dans le système tôt ou tard, je lançais le courant dès maintenant, alimentant Carvajal avec les faits vus par lui des mois ou des années auparavant. Dans les jours qui lui restaient à vivre, le petit homme deviendrait un répertoire fabuleux d’événements politiques futurs. (Il l’était déjà, bien sûr, mais il me fallait jouer le jeu, faire en sorte que Carvajal reçoive des informations dont nous savions tous deux qu’il serait le destinataire. Voilà beaucoup de paradoxes, direz-vous. Sans doute – et des paradoxes sur lesquels je préfère ne pas trop m’appesantir.)
Et heure par heure, pour ainsi dire, Carvajal me retournait d’autres données, principalement des choses concernant l’orientation à long terme du destin de Quinn. Celles-là, je les transmettais à Haig Mardokian, excepté certaines qui étaient plutôt du ressort de George Missakian – la propagande ! – ou qui touchaient aux finances et intéressaient donc Bob Lombroso, et d’autres enfin que je pouvais soumettre directement à Quinn. Rempli d’après les messages de Carvajal, mon agenda pour une semaine type offrait des notes de ce genre :
Inviter déjeuner Commissaire Spreckels (Dévelop. Commun.) Suggérer possib. arbitrage.
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