— Ou quand ils fument », ajouta Norrie. Tous trois regardèrent leur cigarette. Joe, du pouce, montra le sac à commissions que Benny avait ficelé au porte-bagages de sa Schwinn High Plains. « Et ils ont aussi tendance à remarquer les enfants qui font les idiots avec des appareils de valeur appartenant à la commune. »
Norrie colla sa cigarette au coin de sa bouche. Cela lui donna, d’un coup, un air merveilleusement crâne, merveilleusement adorable, merveilleusement adulte .
Les garçons se remirent à surveiller les lieux. La veuve du chef de la police parlait maintenant à Mrs Grinnell. La conversation, en haut des marches, ne dura pas longtemps. Mrs Perkins retira une grande enveloppe épaisse en papier kraft de son sac, et ils la virent la donner à Mrs Grinnell. Quelques secondes plus tard, Mrs Grinnell claqua cavalièrement la porte au nez de sa visiteuse.
« Houlà, c’était malpoli, dit Benny. Une semaine au trou. »
Joe et Norrie voulurent bien rire.
Mrs Perkins resta un instant où elle était, l’air perplexe, puis redescendit les marches. Elle était maintenant face à la place et, instinctivement, les enfants battirent en retraite dans l’ombre du pont. Du coup, ils ne pouvaient plus la voir, mais Joe trouva un trou bien pratique, dans la paroi en bois, et regarda au travers.
« Elle retourne sur Main Street… Elle continue à monter… elle retraverse la rue… »
Benny brandit un micro imaginaire. « La vidéo de onze heures. »
Joe l’ignora. « À présent, elle entre dans ma rue. » Il se tourna vers Norrie et Benny. « Vous croyez qu’elle va voir ma mère ?
— Hé, la rue est longue, Toto. Quelles sont les chances qu’elle aille chez toi ? »
Joe se sentit soulagé, même s’il ne voyait pas en quoi une visite éventuelle de Mrs Perkins chez sa mère devrait l’inquiéter. Sauf que sa mère était dans tous ses états de savoir son père coincé hors de la ville, et Joe n’avait aucune envie de la voir encore plus bouleversée qu’elle ne l’était déjà. Elle avait failli lui interdire cette expédition. Grâce au Ciel, Ms Shumway l’avait convaincue de renoncer à cette idée, surtout parce que Dale Barbara avait spécifiquement désigné Joe pour ce boulot (boulot que Joe, comme Benny et Norrie, préférait appeler « leur mission »).
« Mrs McClatchey, avait dit Julia, si quelqu’un est capable de faire fonctionner ce gadget, Barbie pense que c’est probablement votre fils. Ça pourrait être très important. »
Voilà qui avait fait plaisir à Joe, mais la vue du visage de sa mère, les traits tirés, l’expression inquiète, l’avait, en revanche, chagriné. Cela ne faisait même pas trois jours que le Dôme était tombé et elle avait déjà perdu du poids. Et cette façon qu’elle avait de toujours tenir la photo de son père à la main le chagrinait aussi. Comme si elle pensait qu’il était mort et non pas coincé quelque part dans un motel, sans doute en train de boire de la bière en regardant HBO.
Elle avait cependant accepté le point de vue de Ms Shumway. « Question gadgets, il est brillant, c’est vrai. Il l’a toujours été. » Elle avait regardé son fils de la tête aux pieds. « Comment as-tu fait pour grandir comme ça, Joe ?
— Je ne sais pas, avait-il répondu, on ne peut plus sincère.
— Si je te donne mon autorisation, tu feras attention, n’est-ce pas ?
— Et fais-toi accompagner de tes amis, avait dit Julia.
— Benny et Norrie ? Bien sûr.
— Et, avait encore ajouté Julia, montre-toi discret. Tu vois ce que je veux dire, Joe ?
— Oui, madame, très bien. »
Cela voulait dire ne pas se faire prendre.
Brenda disparut derrière le rideau d’arbres qui bordaient Mill Street. « Très bien, dit Benny. Allons-y. » Il écrasa soigneusement sa cigarette dans le cendrier improvisé, puis dégagea le sac à commissions du porte-bagages de la bicyclette. À l’intérieur, se trouvait le compteur Geiger ancien modèle de couleur jaune, lequel était passé des mains de Barbie à celles de Rusty, puis à celles de Julia… pour finir par se retrouver dans celles de Joe.
Joe prit le bouchon et écrasa à son tour son mégot, se disant qu’il aimerait bien renouveler l’expérience le jour où il aurait le temps de se concentrer davantage dessus. En même temps, il valait peut-être mieux s’abstenir. Il était déjà drogué aux ordinateurs, aux roman de Brian K. Vaughan et au skate. Cela faisait peut-être assez de singes pour un seul dos.
« Les gens vont commencer à rentrer, dit-il à ses amis. Des tas de gens, probablement, une fois qu’ils en auront marre de faire les idiots au supermarché. Il faut juste espérer qu’ils ne feront pas attention à nous. »
Il repensa à Ms Shumway disant à sa mère combien cela pouvait être important pour la ville. Elle n’avait pas eu besoin de le dire à Joe — lui qui comprenait peut-être mieux que tout le monde de quoi il pouvait retourner.
« Mais si jamais des flics se pointent… », dit Norrie.
Joe hocha la tête. « On remet l’appareil dans le sac et on sort le Frisbee.
— Tu penses sérieusement qu’il y a une sorte de générateur extraterrestre enterré quelque part sous la place principale ? demanda Benny.
— J’ai dit que c’était possible , répliqua Joe sur un ton un peu plus sec que ce qu’il avait voulu. Tout est possible. »
En réalité, Joe croyait la chose plus que possible : probable. Si le Dôme n’était pas d’origine surnaturelle, il s’agissait alors d’un champ de force. Un champ de force, pour être actif, a besoin d’un générateur. Présenté comme ça, on aurait dit un vulgaire syllogisme, mais il préférait ne pas trop leur donner d’espoir. Ni s’en donner trop à lui-même, d’ailleurs.
« Allez, on s’y met, dit Norrie en se coulant sous le bandeau jaune de la police qui commençait à pendouiller. J’espère que vous avez prié comme il faut, tous les deux. »
Joe ne croyait pas aux prières pour les choses qu’il pouvait faire lui-même, mais il en avait tout de même expédié une, brève, sur un sujet n’ayant rien à voir : que s’ils trouvaient le générateur, Norrie Calvert lui donne un autre baiser. Un long et chouette baiser.
Un peu plus tôt ce même matin, pendant la réunion préparatoire qui s’était tenue dans le séjour des McClatchey, Joe l’Épouvantail avait enlevé sa tennis droite, puis sa chaussette de sport blanche.
« Blague ou bonbon, sens mes arpions, donne-moi à manger kék’chose de bon ! s’exclama joyeusement Benny.
— La ferme, idiot, dit Joe.
— Ne traite pas ton ami d’idiot », intervint Claire McClatchey, adressant toutefois un regard de reproche à Benny.
Norrie n’y mit pas son grain de sel, se contentant de regarder avec intérêt Joe qui posait sa chaussette sur le tapis et la lissait du plat de la main.
« C’est Chester’s Mill, dit-il. Même forme, non ?
— Tout juste de chez tout juste, confirma Benny. Notre destin est de vivre dans un patelin qui ressemble à une des chaussettes de sport de Joe McClatchey.
— Ou à un soulier de vieille femme [33] Ce passage fait allusion à une comptine anglaise célèbre : « There was an old woman who lived in a shoe/She had so many children she didn’t know what to do… »
, ajouta Norrie.
— Il y avait une vieille femme qui habitait dans un soulier », entonna Mrs McCain. Elle était assise sur le canapé, la photo de son mari sur les genoux, dans la même attitude que la veille, lorsque Ms Shumway était venue, l’après-midi, apporter le compteur Geiger. « Elle avait tellement d’enfants qu’elle ne savait que faire .
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