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James Ballard: Le monde englouti

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James Ballard Le monde englouti

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Au III° millénaire, le Terre n’est plus peuplée que de cinq millions d’habitants. Le Soleil a changé de forme et s’est rapproché de notre planète, entraînant une formidable diminution des terres émergées, envahies désormais par la jungle où des reptiles colossaux ont remplacé les mammifères. Comment survivre dans ces conditions, surtout quand des bandes de pirates recherchent sans relâche les trésors engloutis ? Un classique de la science-fiction écologique.

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Il examina au passage les boîtes de munitions vert foncé entassées le long du mur, sous les râteliers ; elles étaient doublement cadenassées. Il allait dépasser la cabine lorsqu’il aperçut, éclairées par un rai de lumière venant de la porte, des inscriptions poussiéreuses sur des bottes métalliques alignées en dessous d’un banc de travail.

HY-DYNE

Kerans sursauta, passa les doigts à travers le treillis de la cage, essuya la poussière et découvrit la formule suivante :

Cyclotriméthylénétrinitramine ; vitesse de décharge : 8000 mètres/secondes.

Il se mit alors à spéculer sur les usages possibles de l’explosif. Faire crouler un des immeubles de bureaux dans le ruisseau qui sert de sortie, après le départ de Riggs, et bloquer ainsi toute tentative de retour… Quel coup magnifique ! Les coudes sur le banc, il jouait machinalement avec une boussole d’une douzaine de centimètres de diamètre, qu’on avait laissée là pour être réparée. L’anneau calibré était desserré et on lui avait fait faire un tour complet de 180 degrés. C’était indiqué par une croix à la craie.

Tout en continuant à réfléchir sur l’utilité de voler détonateurs et câbles de mise à feu, Kerans effaça les marques à la craie, souleva la boussole et la soupesa dans sa main. Il sortit de l’arsenal et se mit à grimper les escaliers, tout en faisant danser l’aiguille de la boussole sortie de son coffrage. Un marin passa sur le pont C ; Kerans glissa prestement l’instrument dans la poche de sa veste.

Soudain il se vit, appuyé de tout son poids sur les poignées d’un détonateur, prêt à faire sauter Riggs, la base et la station d’essais dans la lagune voisine. Il s’arrêta et s’appuya au bastingage ; la folle absurdité de cette scène le fit sourire tristement et il se demanda comment il avait pu se laisser aller à une telle invention.

Alors il remarqua que le poids de la boussole cylindrique tirait sur sa veste. Il la contempla de haut, pendant quelques minutes, pensif.

— Gare à toi, Kerans, se murmura-t-il à lui-même, tu es en train de vivre sur deux plans différents !

Cinq minutes après, en entrant dans l’infirmerie du pont B, il se retrouvait face à face avec des problèmes plus urgents à résoudre.

Trois hommes y étaient soignés pour ulcère dus à la chaleur, mais la salle principale de douze lits était vide. Il salua d’un signe de tête le caporal occupé à dérouler des bandages pénicillinisés et traversa la pièce pour se rendre à la cabine particulière, à droite du pont.

La porte était fermée, mais en tournant le bouton, il put entendre quelqu’un s’agiter sans répit dans un lit, puis le murmure haché du malade auquel répondait le docteur Bodkin, d’une voix à la fois ferme et uniforme. Ce dernier poursuivit quelque temps encore son monologue lent et monotone, entrecoupé par quelques ronchonnements de protestation, puis un silence pesant régna dans la pièce.

Le lieutenant Hardman, chef pilote de l’hélicoptère – conduit pour le moment par le copilote, le sergent Daley – était le seul autre officier de l’unité d’études et avait servi, avant ces derniers trois mois, comme fondé de pouvoirs et principal officier d’exécution de Riggs. C’était un type costaud, intelligent, âgé d’une trentaine d’années assez flegmatique en quelque sorte ; il s’était toujours tenu à l’écart des autres membres de l’unité. Naturaliste amateur, il notait ses descriptions personnelles sur les transformations de la flore et de la faune, employant une taxinomie de sa propre invention. Il avait un jour, dans un de ses rares mouvements inconsidérés, montré son carnet de notes à Kerans. Mais, lorsque Kerans lui avait gentiment fait remarquer que la classification en était assez confuse, il s’était brusquement replié sur lui-même.

Les deux premières années, Hardman avait servi à la perfection de tampon entre Riggs et Kerans. Le reste des hommes recevaient les ordres du lieutenant. Pour Kerans, cela avait un avantage : on n’avait pas assisté à un développement d’« heureuse cohésion » dans le groupe, qu’un autre sous-ordre plein de zèle n’aurait pas manqué d’introduire, ce qui aurait rapidement rendu la vie insupportable ! Les relations décontractées et fortuites qui réunissaient les membres de la base, le fait par exemple qu’un remplaçant soit accepté, entièrement et immédiatement en tant que membre salarié de l’équipe, sans que personne ne se soucie de savoir s’il était là depuis deux jours ou deux ans, tout cela témoignait en faveur de Hardman. Lorsqu’il organisait un match de basket-ball ou une régate sur la lagune, personne ne se sentait obligé d’y prendre part ; on se fichait éperdument de savoir qui y participait ou non.

Mais ces derniers temps, les côtés moins sympathiques de la personnalité de Hardman avaient commencé à prendre le dessus. Deux mois plus tôt, il s’était plaint à Kerans d’insomnies. Celui-ci, de l’appartement de Béatrice Dahl, l’avait en effet souvent vu, à une heure avancée de la nuit, debout, à côté de l’hélicoptère, éclairé par la lune, en train de contempler la lagune silencieuse. Puis il avait prétexté une crise de malaria pour échapper à ses obligations. Confiné dans sa cabine pendant plus d’une semaine, il s’était résolument retiré dans son propre univers, déambulant parmi ses vieux carnets de notes et promenant les doigts, tel un aveugle qui lit du Braille, sur les coffrets à couvercle de verre où quelques papillons et lépidoptères géants étaient épinglés.

Kerans avait aisément pu diagnostiquer ce malaise, et y avait reconnu ses propres symptômes, cette précipitation vers son propre monde de transition . Puis il avait laissé le lieutenant en demandant à Bodkin de l’appeler de temps à autre.

Cependant, il était curieux de savoir pourquoi Bodkin avait accordé plus d’attention à la maladie de Hardman.

Il poussa la porte, entra dans la pièce sombre et alla se placer dans un coin, près de la bouche de ventilation. Bodkin tendit la main d’un geste plein de sous-entendus. On avait baissé les persiennes et, à la grande surprise de Kerans, le conditionneur à air était fermé. L’air remué par le ventilateur avait au maximum cinq degrés de moins que la température qui régnait sur la lagune, et d’ordinaire le conditionneur à air la maintenait à quarante-huit degrés. Non seulement Hardman l’avait fermé, mais il avait branché un petit radiateur électrique dans la prise du rasoir au-dessus du miroir du lavabo. Kerans se souvint de l’avoir vu fabriquer cet appareil au laboratoire, ajustant un seul filament au milieu d’un miroir parabolique tout cabossé. De l’appareil semblait rayonner une immense chaleur, bien qu’il n’ait qu’un peu plus de deux watts de puissance ; il brûlait dans la petite pièce comme l’ouverture d’un four, et, au bout de quelques secondes, Kerans sentit la sueur ruisseler dans son cou. Assis sur la chaise métallique à côté du lit, le dos au feu, Bodkin portait encore sa veste de toile blanche ; deux grandes taches de transpiration s’étalaient entre ses omoplates et Kerans put voir perler sur son crâne dans la lueur rouge sombre, des gouttes de sueur pareilles à des gouttes de céruse fondue.

Hardman était affalé, la tête en arrière sur le coude replié, la poitrine et les épaules larges couvrant tout le dossier pliant ; de ses grosses mains il tenait les fils d’une paire d’écouteurs appliqués à ses oreilles. Son visage étroit à fortes mâchoires faisait face à Kerans, mais son regard était fixé sur le radiateur électrique. Le réflecteur parabolique projetait sur le mur de la cabine un cercle de lumière rouge et intense, large d’un mètre environ, qui entourait la tête de Hardman comme une immense auréole.

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