James Ballard - Le monde englouti

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Au III° millénaire, le Terre n’est plus peuplée que de cinq millions d’habitants. Le Soleil a changé de forme et s’est rapproché de notre planète, entraînant une formidable diminution des terres émergées, envahies désormais par la jungle où des reptiles colossaux ont remplacé les mammifères. Comment survivre dans ces conditions, surtout quand des bandes de pirates recherchent sans relâche les trésors engloutis ?
Un classique de la science-fiction écologique.

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— Parfaitement bien, répondit tranquillement Kerans en se levant.

— Content de vous l’entendre dire. Vous avez l’air un peu vaseux. Bon, eh bien, c’est parfait… Si vous avez besoin du canot pour évacuer le Ritz…

Kerans écouta machinalement, le regard fixé sur le soleil qui s’élevait dans toute sa magnificence derrière la silhouette gesticulante du colonel. Le simple fait que Riggs n’ait pas subi ce rêve, qu’il n’ait pas ressenti son immense pouvoir hallucinant, les séparait maintenant tout à fait. Il continuait à obéir à la raison et à la logique, s’affairant dans son monde diminué, sans importance, muni de ses petites parcelles d’instructions, comme une abeille ouvrière sur le point de rejoindre sa ruche. Au bout de quelques minutes, il n’entendait absolument plus ce que disait le colonel, mais écoutait le martèlement profond de son subconscient retentir à ses oreilles, les yeux mi-clos, de façon à voir la surface du lac scintiller par-dessus le sombre revêtement de la table.

En face de lui, les mains croisées sur son nombril, Bodkin semblait être dans la même situation. Combien de fois, en fait, durant leurs récentes conversations, n’avait-il pas été à des kilomètres de distance ?

Lorsque Riggs quitta la pièce, Kerans le suivit jusqu’à la porte.

— Ne vous en faites pas, Colonel. Tout sera prêt à temps. Merci d’être venu.

Le canot s’embarquait sur la lagune quand il revint s’asseoir. Pendant quelques instants les deux hommes se regardèrent fixement par-dessus la table ; les insectes allaient se cogner contre le treillis et le soleil montait dans le ciel. Finalement, Kerans prit la parole.

— Alan, je ne suis pas sûr de partir.

Bodkin ne répondit pas et sortit ses cigarettes de sa poche. Il en alluma une avec soin, puis s’adossa pour la fumer tranquillement.

— Savez-vous où nous sommes ? demanda-t-il après une pause. Connaissez-vous le nom de cette ville ?

Comme Kerans secouait négativement la tête, il ajouta :

— On s’accorde à dire qu’il s’agit, pour une partie, de Londres. Ce n’est pas vraiment important. Cependant, ce l’est assez pour moi : c’est ici que je suis né. Hier, je me suis baladé sur l’ancien quartier universitaire, en suivant un tas de petits ruisseaux, et je suis, figurez-vous, tombé sur le laboratoire où mon père était professeur… Nous sommes partis d’ici lorsque j’avais six ans, mais je me souviens d’une chose : un jour, on m’avait emmené pour le voir. À quelques centaines de mètres de là, il y avait un planétarium où j’avais une fois assisté à une représentation – ça se passait avant qu’on ait réinstallé l’appareil de projection. Le grand dôme est toujours là, à cinq ou six mètres sous l’eau. On dirait une énorme coquille envahie par le varech, sortie tout droit d’un conte de fées. The Water babies . En regardant ce dôme en dessous de moi, j’ai senti bizarrement que mon enfance me revenait brusquement. À dire vrai, je l’avais plus ou moins oubliée – à mon âge, on n’a que des souvenirs au second degré… Après avoir quitté cet endroit, nous avons mené une existence parfaitement nomade, et, d’une certaine façon, c’est seulement dans cette ville que j’ai connu un foyer…

Il s’interrompit brutalement, les traits soudain tendus.

— Venez, conclut Kerans d’une voix égale.

6. Le refuge englouti

Les deux hommes traversèrent rapidement le pont ; leurs semelles feutrées étouffaient le bruit de leurs pas sur les plaques de métal. Un ciel blanchi, comme éclairé par un clair de lune de minuit, s’étendait sur la sombre surface lagunaire, et quelques cumulus restaient suspendus, tels des galions immobiles. Les bruits nocturnes, assourdis, de la jungle planaient sur l’eau ; de temps en temps on entendait les petits cris rauques d’un ouistiti ou ceux, stridents, des iguanes cachés dans leurs lointains refuges des immeubles de bureaux inondés. Des myriades d’insectes grouillaient le long de la ligne de flottaison, dérangées quelques instants par les ondulations de l’eau qui roulaient contre les parois de la base et allaient se briser sur les bords inclinés du ponton.

Un par un, Kerans commença à larguer les câbles de démarcation, profitant des remous pour faire glisser les boucles par-dessus les poteaux d’amarrage rouillés. Un peu plus loin, la station pivotait lentement, et il leva un regard anxieux sur la masse sombre de la base. Petit à petit, les trois ailes gauches de l’hélicoptère apparurent sur le pont supérieur, puis la mince silhouette de la queue du rotor. Il attendit avant de lâcher le dernier câble que Bodkin envoie le signal de fin d’alerte depuis le pont tribord.

Le câble était deux fois plus tendu et Kerans mit un moment à faire passer l’anneau de métal par-dessus le bord arrondi du poteau d’amarrage ; les petites vagues successives, en faisant pencher la station – mouvement presque aussitôt suivi par la base – lui donnaient quelques centimètres de jeu. Il put entendre au-dessus de lui les chuchotements impatients de Bodkin. Après avoir parcouru entièrement l’étroit petit cours d’eau, ils se retrouvaient maintenant en face de la lagune et voyaient l’unique lumière de l’appartement de Béatrice brûler sur son socle. Ils éclairèrent alors le bord du poteau et laissèrent glisser le lourd câble dans l’eau étale à une profondeur d’un mètre environ, en ayant soin qu’il retourne vers la base.

Libéré de ces fardeaux attenants, son centre de gravité retrouvé avec le poids de l’hélicoptère sur le toit, l’énorme cylindre pencha de cinq bons degrés sur la verticale, puis retrouva peu à peu son équilibre. Une lumière s’alluma dans une des cabines, puis s’éteignit au bout de quelques secondes. Comme la rivière commençait à s’élargir, d’abord d’une vingtaine de mètres, puis d’une cinquantaine, Kerans saisit la gaffe sur le pont, derrière lui. Un courant profond et puissant traversait les lagunes, qui aurait pu les ramener à leur point de départ.

Ils se tinrent éloignés de la station tout en longeant les immeubles, repoussant çà et là, les légers feuillages des fougères qui jaillissaient des fenêtres ; au bout de deux cents mètres environ, comme le courant diminuait dans un tournant, ils ralentirent, et allèrent finalement s’abriter dans une crique étroite, dont la superficie devait mesurer trois mètres carrés environ.

Kerans passa par-dessus la rampe et se mit à examiner le petit cinéma à travers l’eau sombre, à six mètres au-dessous de lui. Le toit en plate-forme n’était heureusement pas encombré de têtes d’ascenseurs ou d’escaliers de secours. Il fit un signe à Bodkin resté sur le pont au-dessus de lui, traversa le laboratoire et se fraya un passage entre les réserves d’échantillons et les bacs à expériences, jusqu’à la passerelle qui menait à la masse flottante.

On n’avait installé qu’un seul robinet d’arrêt dans la cale du bâtiment, mais à peine avait-il tourné la valve qu’un puissant jet d’eau froide et écumante jaillit et se mit à bouillonner autour de ses jambes. Le temps qu’il retourne sur le pont inférieur pour une dernière inspection du laboratoire, et l’eau déversée par les dalots atteignait déjà ses chevilles, inondant bacs et bancs. Il délivra rapidement le ouistiti de son placard et alla le déposer sur le bord d’une fenêtre. La station baissait comme un ascenseur ; il se dirigea vers le capot, de l’eau jusqu’à la poitrine, puis grimpa jusqu’au pont suivant où Bodkin regardait s’élever les fenêtres des immeubles de bureaux adjacents, avec exultation.

Ils s’installèrent à un mètre environ en dessous du niveau du pont, sur une gabare plate à laquelle on accédait facilement par la passerelle tribord. Ils entendaient vaguement le bruit de l’air emprisonné dans les cornues et tous les récipients de verre du laboratoire, s’échapper en bouillonnant. Une tache de couleur, écumante, sortait par une des fenêtres proches d’une table à expériences et s’étala à la surface de l’eau.

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