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James Ballard: Le monde englouti

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James Ballard Le monde englouti

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Au III° millénaire, le Terre n’est plus peuplée que de cinq millions d’habitants. Le Soleil a changé de forme et s’est rapproché de notre planète, entraînant une formidable diminution des terres émergées, envahies désormais par la jungle où des reptiles colossaux ont remplacé les mammifères. Comment survivre dans ces conditions, surtout quand des bandes de pirates recherchent sans relâche les trésors engloutis ? Un classique de la science-fiction écologique.

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L’appartement, autrefois destiné à un financier milanais, avait été somptueusement meublé et équipé. Les parois isolantes contre la chaleur étaient encore parfaitement hermétiques, malgré les six premiers étages immergés et les murs qui commençaient à se craqueler ; l’installation d’air conditionné à deux cent cinquante ampères n’avait jamais cessé de fonctionner. Bien que l’appartement fût inoccupé depuis dix ans, il y avait peu de poussière sur les cheminées et les consoles dorées. Le triptyque de photographie posé sur le bureau recouvert de peau de crocodile – le financier et sa famille resplendissante et repue, le financier et son immeuble de bureaux à cinquante étages, plus resplendissant encore – était à peine abîmé. Fort heureusement pour Kerans, son prédécesseur était parti dans la précipitation et placards et garde-robes regorgeaient de trésors : raquettes de jeu de balle au mur à manches d’ivoire, robes de chambre imprimées à la main… et le bar contenait une bonne réserve de ce qu’on pouvait appeler maintenant de vieux cognac et whisky.

Un moustique anophèle géant, aussi gros qu’une libellule, traversa l’air, frôla le visage de Kerans et plongea en direction de la jetée flottante où était amarré son catamaran. Le soleil se cachait toujours derrière la végétation sur la rive est de la lagune, mais en augmentant, la chaleur avait fait sortir de leurs repaires cachés dans la mousse qui couvrait les murs de l’hôtel, d’énormes insectes furieux. Kerans n’avait aucune envie de quitter le balcon pour se retrancher derrière la porte de treillis. Dans la lumière matinale, une beauté étrange et lugubre s’étendait sur la lagune : les sombres frondes vert foncé des gymnospermes resurgies de l’époque du Trias et les immeubles blancs du xx® siècle, à demi submergés… tout cela se reflétait dans le profond miroir de l’eau, deux mondes entremêlés apparemment suspendus à quelque embranchement dans le temps. L’illusion se rompit quelques secondes : à une centaine de mètres de là, une araignée géante surgit, fendant la surface huileuse.

Quelque part dans le lointain, du côté de la masse engloutie d’un grand monument gothique, à plusieurs centaines de mètres au sud, on entendit tousser et pomper un moteur diesel. Kerans quitta le balcon, refermant derrière lui la porte de treillis et passa dans la salle de bains pour se raser. L’eau ne coulait plus des robinets depuis longtemps, mais Kerans gardait dans la baignoire un réservoir d’eau soigneusement purifiée par un alambic de fortune installé sur le toit et amenée par un tuyau qui passait par la fenêtre.

Bien qu’il n’ait que quarante ans, la barbe de Kerans avait blanchi sous l’effet radioactif du fluor contenu dans l’eau. Pourtant, ses cheveux décolorés coupés en brossé et son hâle couleur d’ambre foncé le rajeunissaient d’au moins dix ans. Un manque d’appétit chronique et l’effet d’une nouvelle malaria avaient resserré la peau sèche et tannée sous les pommettes, faisant ressortir ses traits d’ascète. Il examina sa physionomie d’un œil critique en se rasant, tâta les méplats rétrécis de son visage, massant les muscles qui, en changeant, avaient lentement transformé ses traits et relevé une personnalité qui couvait en lui depuis sa vie d’adulte. De son regard bleu clair, il se scruta avec un détachement ironique ; malgré son air renfermé, il semblait maintenant plus reposé, plus équilibré qu’il ne se souvenait l’avoir jamais été. Ce léger retranchement conscient derrière un monde qui lui était propre, avec ses rites et ses observances intimes, était révolu. S’il se tenait à l’écart de Riggs et de ses hommes, c’était simplement plus par commodité que par misanthropie.

Il sortit et alla prendre une chemise de soie crème monogrammée dans la pile laissée par le financier dans la garde-robe, puis enfila un pantalon impeccablement repassé portant une marque de Zurich. Il ferma hermétiquement les doubles portes derrière lui – l’appartement était en effet une boîte de verre enserrée dans des murs en brique – puis descendit l’escalier.

Il atteignit le débarcadère au moment où le canot du colonel Riggs, une péniche de débarquement convertie, allait se ranger contre le catamaran. Riggs, debout à l’avant, frais et pimpant, un pied botté posé sur le talus, examinait les ruisseaux sinueux et les jungles suspendues, faisant penser à un explorateur africain de jadis.

— Bonjour Robert, souhaita-t-il à Kerans. (Il sauta sur la plate-forme flottante faite de bidons de deux cent cinquante litres attachés à l’intérieur d’une armature en bois.) Ravi de vous trouver encore ici ! J’ai un drôle de boulot sur les bras et j’espère que vous allez pouvoir me dépanner. Vous pourriez abandonner la station pour une journée ?

Kerans l’aida à atteindre le balcon en béton qui avait autrefois été celui d’un appartement au septième étage d’un immeuble.

— Bien sûr, Colonel. À dire vrai, j’ai déjà commencé à le faire !

Riggs avait officiellement la responsabilité totale de la station d’essais et Kerans aurait dû lui demander la permission, mais les relations entre les deux hommes étaient dénuées de ces conventions. Ils travaillaient ensemble depuis trois ans, le temps du lent déplacement de la station d’essais et de son escorte militaire à travers les lagunes européennes, et Riggs était content de laisser Kerans et Bodkin arranger leur travail comme ils l’entendaient, suffisamment occupé lui-même par le sien : la cartographie des îlots mouvants et des ports et l’évacuation des derniers habitants. Il avait souvent besoin de Kerans pour cette dernière tâche, car la plupart des gens qui vivaient encore dans ces cités croulantes étaient, soit psychopathes, soit sous-alimentés, soit atteints de maladies radioactives.

Outre la direction de la station d’essais, Kerans occupait le poste de médecin officiel de l’unité. Beaucoup des personnes qu’ils ramenaient nécessitaient une hospitalisation immédiate avant que l’hélicoptère ne les transportent sur la grande péniche de débarquement qui transbordait les réfugiés au Camp Byrd. Militaires blessés, naufragés abandonnés sur un immeuble de bureaux au milieu d’un marécage isolé, reclus agonisants incapables de distinguer leur propre identité des villes dans lesquelles ils avaient vécu, flibustiers découragés restés en arrière pour le pillage, tous ceux-là, Riggs les aidait, avec bonne humeur, mais fermeté, à retrouver la sécurité. Kerans était à ses côtés, prêt à administrer analgésiques et tranquillisants. Malgré ses allures de militaire pimpant, il trouvait le colonel intelligent, sympathique et drôle avec un côté d’humour réservé qu’il cachait en lui. Il se demandait parfois s’il n’allait pas lui raconter l’histoire du pélycosaure pour le mettre à l’épreuve, mais y renonçait finalement.

Le sergent intéressé par cette plaisanterie, un Écossais buté et consciencieux nommé Macready, juché sur la cage de treillis qui protégeait le pont du canot, balayait soigneusement les branchages et les sarments qui la jonchaient. Aucun des trois autres hommes n’essayait de l’aider ; assis en rang contre la cloison, immobiles, leurs traits, sous le hâle foncé, semblaient hâves et tirés. La chaleur tenace et les massives doses quotidiennes d’antibiotiques les avaient vidés de toute leur énergie.

Le soleil se levait au-dessus de la lagune, entraînant des nuages de vapeur dans un immense voile d’or, et Kerans sentit alors l’atroce puanteur de la ligne de flottaison, odeur douceâtre et lourde de végétation morte et de carcasses d’animaux en putréfaction. D’énormes mouches tournoyaient aux alentours et venaient se cogner contre la cage de treillis du canot, et des chauves-souris géantes rasaient l’eau à toute allure pour rejoindre leurs nids dans les bâtiments en ruine. Kerans réalisa que la lagune, splendide et tranquille vue de son balcon quelques minutes plus tôt, n’était plus qu’un marécage rempli d’immondices.

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