Le haut ministre frappa sèchement sur le bureau.
— Que se passe-t-il ?
Le secrétaire le considéra, glacial, et repoussa le téléviseur.
— Je vous présente mes compliments, Votre Excellence.
— Passons, rétorqua le ministre avec impatience. Je veux savoir ce qui se passe.
— En un mot comme en cent, notre homme s’est enfui.
— Vous parlez de celui que Shekt a traité à l’amplificateur synaptique… l’Etranger… l’espion… l’homme de la ferme…
Nul ne peut savoir quels autres qualificatifs le haut ministre aurait encore débités si le secrétaire ne l’avait interrompu d’un « Exactement prononcé sur un ton détaché.
— Pourquoi n’en ai-je pas été informé ? Pourquoi ne suis-je jamais tenu informé ?
— Une action immédiate s’imposait et vous aviez d’autres engagements. Je me suis donc substitué à vous au mieux de mes capacités.
— Oui, vous respectez scrupuleusement mes engagements quand vous désirez vous passer de moi. Mais cette fois, je ne marche pas. Je ne me laisserai pas court-circuiter et mettre sur une voie de garage. Je ne peux admettre que…
— Nous perdons du temps, répliqua le secrétaire sans hausser le ton et les protestations, presque les vociférations, du haut ministre s’étranglèrent dans sa gorge.
Il toussota, ne sachant trop que dire et finit par demander, dompté :
— Donnez-moi les détails, Balkis.
— Il n’y en a guère. Après avoir patiemment attendu deux mois sans susciter le moindre soupçon, notre homme, Schwartz, s’est sauvé. On l’a suivi. Et perdu.
— Perdu ? Comment cela ?
— Nous ne savons pas au juste, mais il y a une autre donnée de fait. Cette nuit, notre agent, Natter, n’a pas fait les trois rapports prévus. Son remplaçant est parti à sa recherche. Il l’a retrouvé à l’aube sur la route de Chica. Dans un fossé. Et tout ce qu’il y a de plus mort.
Le haut ministre pâlit.
— L’Etranger l’avait tué ?
— On peut le présumer, encore que nous ne puissions l’affirmer avec certitude. Il n’y avait aucun signe de violence visible en dehors du rictus d’agonie du cadavre. On procédera à l’autopsie, naturellement. Peut-être a-t-il succombé à une crise cardiaque survenue à ce moment malencontreux.
— Une telle coïncidence serait difficilement croyable.
C’est aussi mon avis, mais si Schwartz l’a liquidé, les événements qui ont suivi sont encore plus troublants. Voyez-vous, Excellence, il paraissait évident, en fonction de notre analyse, que Schwartz se rendrait à Chica pour voir Shekt. Le cadavre de Natter a été retrouvé entre la ferme Maren et Chica. Nous avons donc alerté la cité il y a trois heures et l’homme a été appréhendé.
— Schwartz ? s’exclama le haut ministre avec incrédulité.
— Bien entendu.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite ? Balkis haussa les épaules.
— Il y a des choses plus importantes, Votre Excellence. Je vous répète que Schwartz est entre nos mains. Sa capture a été rapide et n’a pas présenté de difficultés, ce qui cadre assez mal, à mon sens, avec la mort de Natter. Comment a-t-il pu se montrer assez malin pour repérer et abattre cet agent dont la compétence n’était plus à démontrer et, en même temps, assez stupide pour aller dès le lendemain matin à Chica et se présenter ouvertement dans une usine, sans même se déguiser, pour demander du travail ?
— Il a fait ça ?
— Il a fait ça. Deux explications viennent alors à l’esprit. Ou il avait déjà transmis à Shekt ou à Arvardan les informations qu’il avait à leur communiquer et s’est volontairement laissé arrêter dans le but de brouiller les pistes, ou il y a d’autres émissaires que nous n’avons pas détectés et qu’il couvre. Dans les deux cas, gardons-nous de pécher par excès de confiance.
— Je n’y comprends rien, soupira la haut ministre dont l’anxiété déformait les traits réguliers. C’est trop fort pour moi. Je suis dépassé.
Balkis eut un sourire ostensiblement méprisant et il enchaîna :
— Vous avez rendez-vous dans quatre heures avec le Pr Bel Arvardan.
— Moi ? Pourquoi ? Que voulez-vous que je lui raconte ? Je ne veux pas le voir.
Calmez-vous, Excellence. Il faut que vous le voyiez. Il me paraît évident que, maintenant que la date à laquelle doivent commencer ses recherches fictives approche, il est obligé de jouer le jeu et de vous demander l’autorisation de faire des fouilles dans les zones interdites. Ennius nous a prévenus qu’il la solliciterait et il doit connaître les ficelles du scénario. Je suppose que vous serez capable de le contrer et d’être plus menteur que lui.
Le haut ministre baissa la tête :
— J’essaierai.
Bel Arvardan arriva en avance, ce qui lui permit d’observer les lieux. Pour quelqu’un qui connaissait bien les chefs-d’œuvre d’architecture de toute la galaxie, le Collège des Anciens n’était guère qu’un bloc de granit revêche de style archaïque, mais pour un archéologue, il pouvait aussi apparaître, dans son austérité rébarbative et presque sauvage, comme le lieu d’élection d’un mode de vie rébarbatif et presque sauvage. Son aspect primitif même évoquait un passé reculé.
Une fois de plus, les pensées d’Arvardan bifurquèrent. La tournée de deux mois qu’il avait faite sur les continents occidentaux de la Terre n’avait pas été vraiment… amusante. Ce qui était arrivé le premier jour avait gâché tout le reste.
Il s’en voulut aussitôt de revenir ainsi sur cette journée à Chica. La jeune fille s’était montrée impolie, c’était une fieffée ingrate. Une vulgaire Terrienne. Pourquoi aurait-il à se sentir coupable ? Et pourtant…
Avait-il tenu compte du choc qu’elle avait éprouvé en découvrant qu’il était un Etranger, tout comme cet officier qui l’avait insultée et dont il avait cassé le bras pour le punir de son arrogance et de sa brutalité ? Après tout, savait-il ce qu’elle avait déjà pu souffrir du fait des Étrangers ? Et apprendre d’un seul coup, sans préparation, qu’il en était un lui-même…
S’il avait eu davantage de patience… Pourquoi était-il parti aussi brusquement ? Il ne se souvenait même plus de son nom. Pola quelque chose. Bizarre ! En général, il avait meilleure mémoire. Essayait-il inconsciemment de l’oublier ? Pourquoi pas, au fond ? Oublier ! D’ailleurs, qu’y avait-il à se rappeler ? Une Terrienne. Une banale petite Terrienne.
Elle était infirmière et travaillait dans un hôpital. Et s’il tentait de localiser celui-ci ? Quand il l’avait quittée, ce n’était qu’une masse indistincte dans la nuit mais il ne devait pas être bien loin de l’autalim.
Il repoussa cette pensée avec irritation. Etait-il fou ? C’était une Terrienne. Jolie, gentille, assez attir…
Mais une Terrienne !
Le haut ministre fit son entrée et Arvardan en fut heureux. Cela allait éloigner ses pensées de l’épisode de Chica. Mais il savait au fond de lui-même que ce ne serait qu’un répit. Ce souvenir revenait toujours le hanter.
Le haut ministre s’était changé et sa robe scintillait de fraîcheur. Son front ne trahissait nul signe de hâte ou de doute et ne portait pas la moindre trace de transpiration. Il se montra d’une parfaite amabilité. Arvardan s’appliqua à transmettre les bons vœux de quelques hautes personnalités de l’empire au peuple de la Terre et son interlocuteur s’attacha à exprimer les sentiments de gratitude que la Terre tout entière ne manquait pas d’éprouver devant la générosité éclairée du gouvernement impérial.
Le premier insista sur l’importance de l’archéologie dans la philosophie impériale, sur la contribution qu’elle avait apportée à la doctrine capitale, affirmant que tous les humains peuplant la galaxie, quelle que fût leur planète natale, étaient frères. L’Excellence en convint de bonne grâce, soulignant que la Terre en était convaincue depuis longtemps, et formula l’espoir que l’heure sonnerait bientôt où la galaxie passerait de la théorie à la pratique.
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